(hommage à Hélène Cixous)
En dehors de tes rêves, quelles rencontres as-tu faites de tes propres monstres ?
Tu ne le sais pas au juste. Ils te cernent, t’investissent, te peuplent. Et t’encerclent. Pourtant tu ne peux parler d’eux avec la chair des mots. Les mots ne font que passer, passer d’une image à l’autre, baignés de flous. Ombres intangibles des mots, à peine distinctes.
Te souviens-tu de cette rencontre que tu fis seule avec toi ?
C’était un soir de demi-brume noyée de soleil, alors que tu courais, courais, fuyant. Fuyant toujours au-devant de la lumière. Tu ébauchas une inclinaison vers la gauche. Le pont se fit immense et large. Terrifiant à tes yeux égarés. Tu le vis dans toute sa splendeur, dans toute son audace.
Qui était-ce ?
C’était au-delà du pont, au-delà des piles qui filaient en arceaux limpides vers le ciel.
Des géants de granit, sculptés à même la muraille, montaient la garde, rigides et silencieux, figés dans l'éternité de leur mutisme.
En bataillons serrés, ils sont venus d’Assur. Ils ont quitté la Babylone de Haute-Mésopotamie. Des jours entiers ils ont marché. Ils ont marché entre les deux fleuves. Ils ont marché à l’aplomb du ciel. Ils sont là, pris dans le roc, ces hommes de petite taille. Yeux bridés, pommettes saillantes, visages taillés au yatagan, longues barbes frisottées de boucles drues, tombant sur leurs poitrines étroites, chamarrées de pierres de lune. Leur tunique empesée a figé là leur course. Juchés dans leur raideur, ils suivent impassibles ta misérable silhouette d’enfant, vacillante et fragile. Insensiblement, tu te mets à courir. En diagonale. Tu rejoins très vite la ligne opposée qui s’ouvre sur ta droite. De ce côté-là du pont, nulle contrainte, nul obstacle tangible. Pas même un simple muret. Peu à peu, te voilà happée, chancelante, par le vide.
Vertige, affolement, vertige.
La tête te tourne. Loin en contre-bas, tu découvres l’étendue glébeuse qui t’attend. Le lit d’un fleuve s’offre dans toute sa mollesse visqueuse. Vue d’en haut, la boue n’est que surface lisse et souple. Attirante dans son opacité. Cette pâte onctueuse t’aspire. Tu voudrais te laisser happer mais tu luttes, tu luttes et tu résistes de toutes tes forces. Tu évites de justesse l’engluement. Le pont se stabilise d’un seul tenant. Les soldats te toisent, creusés dans leur rigidité de pierre. La pierre séculaire de tes ancêtres.
En tête du cortège, Balthasar, ton aïeul.
Fils de Nabonide, grand adorateur de Baal. Fier et droit, il ouvre la marche, avance dans le sillage des fantassins qu’il conduit dans le chaos désertique creusé à l’aplomb du ciel. Lèvres serrées, il esquisse pour toi un vague sourire qui se perd sous les plis de ses pommettes hautes. Ses yeux se brident davantage.
Il est Pierre, ton aïeul.
Toi tu es là, qui soutiens son regard perçant. Enfant immobile devant l’armée des ombres de Balthasar.
Les monstres se dissolvent dans une demi-brume noyée de soleil.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Angèle,
Tu le sais, je suis né du chaos des granits
et la première fois que j’ai accosté sur ton île j’ai été fort surpris
je me retrouvais chez moi…
ils étaient tous là les êtres tourmentés et protecteurs de mon enfance
ainsi, blottis au creux des "Tafonu", nous parlions la même langue
celle du vent d’orgueil des racines de pierres et des paladins des âmes…
Rédigé par : Yann | 15 décembre 2005 à 11:38
Bonsoir Angèle,
Durant les fêtes, j’ai pris en photo les géants de pierre de chez moi.
Rédigé par : Yann | 10 janvier 2006 à 18:56
Je cherchais Hölderlin et j'ai rencontré la terre et le ciel entre lui. La terre qui parle des mots et chante des mélodies d'ailleurs. Le ciel qui toujours s'ouvre sur d'autres cieux. Je suis allée à la rencontre de l'armée des ombres. Celle qui se présente devant ma citadelle. Sans cette rencontre brutale et terrifiante, il n'y a que la vraie mort ! Il n'y a pas de terre d'ailleurs ni de ciel ouvert. Là, le printemps n'existe pas. La joie éclaboussante du printemps se cache. Elle se terre dans le désespoir sidérant de la peur. Creuser la terre, s'enraciner dans le sol noir. Casser et briser, la citadelle de vent. Il s'effrite, s'érode, se disloque le château de sable. Délicat et fragile le bouton éclot, la fleur s'ouvre puis se fane. Fugace, la vie semble se dérober. Où sont tes promesses? Mais ton cœur se repose. Lancinement subtil, écho à peine audible, ton tamtam bat à ton rythme. Eternel et plus grand que toutes nos citadelles et places fortes.
Rédigé par : Esther Ladwig | 17 décembre 2009 à 14:33