« Maintenant on m'a ramenée au jour »
Ph., G.AdC
Lettre 70
Lidingö près Stockholm, le 5.12.1960
Högberga Konvaleszenthem Grinstingen
Paul toi cher frère et toute ma famille Celan bien aimée ― ai attendu si longtemps des nouvelles ― mais peut-être vous ai-je fait mal ― à l’époque dans mon désespoir au milieu de la traversée des enfers. Avais si peur pour vous que j’ai envoyé les nombreuses dépêches ― mais maintenant on m’a ramenée au jour. La clarté que j’ai reçue sur ce chemin de clarification est telle que je devais tendre la main à tous ceux qui furent mêlés à cette malheureuse affaire et m’ôtèrent la foi en tout et en moi-même (je donnais déjà raison à mes persécuteurs et me sentais la plus grande des pécheresses). Que signifie aussi combattre peuples et races, et les êtres humains en tant que personnes ne se connaissent pas entre eux. J’ai le sentiment que je devrais implorer le pardon de tant d’êtres, d’avoir entraîné dans mes ténèbres ceux qui me sont le plus proches et avant tout Paul et Gudrun et de leur avoir fait mal. Il s’est passé la chose la plus effroyable et je ne peux pas saisir avec des paroles ce qu’en vérité il y avait derrière, qui, à un cheveu près faillit m’entraîner dans la déchéance du corps et de l’esprit. Hier, le régisseur de la maison de Bergsundsstrand était ici (Mosaiska Fösamlingen) et m’a assuré que toute frayeur avait maintenant cessé là-bas et qu’il pouvait le garantir. Et qu’on avait tout transformé à fond. Oui, mais la frayeur ne quitte pas si facilement un être en dépit de tous les électrochocs. Ma signature est de nouveau valable. Certifié par le médecin et ainsi j’ai pu reprendre le correctif et l’ajout que je n’avais pu légaliser à Södersjukhus.
Mais il y a une chose que je vous demande de tout cœur : dès que vous écrirez, ne serait-ce qu’un mot, que vous avez des difficultés, je vous enverrai sur le champ. Je sais comment c’est la pauvreté, ma mère et moi dûmes bien toujours accepter et recevoir et maintenant la réparation pour les dommages est arrivée et je peux enfin aider mes amis. C’est la seule véritable joie qui me reste.
Ci-joint le nouveau cycle, des poèmes* écrits en novembre à l’hôpital de Beckomberga **.
Toujours votre Nelly
Ci-après un poème que Nelly Sachs adresse à Paul Celan le 14 décembre 1960 :
La mort célèbre encore
la vie en toi
insensée dans la spirale de la précipitation
chaque pas plus éloigné des horloges enfantines
et saisi de plus en plus près par le vent
ce brigand de la nostalgie ―
Chaises et lits se dressent en vénération
car l'inquiétude est devenue océane
et des portes ―
la clef posée sur la défensive
change la direction en faisant entrer dehors ―
Les blanches infirmières baignées d'étoile
au contact des signes d'un pays inconnu
de celui qui nourrit les veines
de sa souterraine source de soif
où les visions doivent boire à satiété
de nouveau un poème pour Paul !
Nelly Sachs | Paul Celan, Correspondance, Éditions Belin, 1999, Collection L’Extrême contemporain, pp. 61-63.
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* A cette lettre sont joints quelques poèmes du cycle La vie célèbre encore la mort.
** Du 1er au 7 septembre 1960, Paul Celan a rendu visite à Nelly Sachs à Stockholm. Dans les jours qui suivent, Nelly Sachs est tranférée à la clinique neurologique Beckomberga. Ce n'est que début octobre que Nelly Sachs reprend contact avec le monde extérieur. Nelly Sachs avait déjà été hospitalisée début août à la suite d'une grave crise psychique. Début décembre, Nelly Sachs quitte provisoirement la clinique neurologique Beckomberga pour la maison de repos "Högberga Konvaleszenthem Grinstingen" d'où elle a rédigé ce courrier du 5 décembre à Paul Celan. (note A.P.).
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