À l’occasion du trentième anniversaire de la mort de
Hannah Arendt, le jeudi
4 décembre 1975 à New York, de nombreux ouvrages de/sur la philosophe sont sortis en librairie, dont le
Journal de pensée 1950-1973 (en 2 volumes) de Hannah Arendt (éditions du Seuil) et
Dans les pas de Hannah Arendt de Laura Adler (Gallimard).
Portrait de Hannah Arendt
Image, G.AdC
« Hannah Arendt meurt comme elle a vécu : droite, altière, en plein élan, en pleine écriture aussi. Elle avait ce soir-là, convié un couple d’amis, Salo et Jeannette Baron, à dîner après avoir passé sa journée à travailler dans son appartement new-yorkais, clair et lumineux, au cinquième étage d’un immeuble bourgeois, face à la Hudson River. C’était un jeudi de décembre où la lumière de l’hiver brille sur le fleuve en dessinant des plaques irisées. Le samedi précédent, elle a terminé le livre qu’elle avait en chantier et l’a intitulé tout simplement : La Volonté. Volonté, terme philosophique certes, mais qui s’applique aussi à sa force de caractère. Hannah n’est pas descendue marcher le matin dans le parc en bas de chez elle. Elle avait fait encore une chute quelques jours auparavant, n’avait pas voulu consulter un médecin. Fidèle à sa devise : « Kein Mitleid » - « pas de pitié ». Pas de pitié vis–à-vis des autres, mais surtout pas de pitié pour soi-même
[…]
…Hannah attend l’arrivée des Baron d’une minute à l’autre.
Elle tape sur sa machine le titre de son livre. S’interrompt. Jeannette et Salo Baron viennent se sonner. Ils dîneront côté salon. Ils se souviendront d’une Hannah animée, rieuse, se préoccupant du devenir de la reconstruction culturelle juive en Allemagne et se réjouissant de la publication posthume d’un livre d’histoire d’un de leurs amis. A la fin du dîner, elle propose un café. Devant ses amis stupéfaits, après une brève quinte de toux, Hannah Arendt se renverse en arrière sur son fauteuil et perd connaissance. Le nom d’un médecin figure sur un flacon de médicament sur le bureau. Il arrivera trop tard.
Sur la machine, le titre du livre achevé : La Vie de l’esprit. À côté, une feuille de papier avec deux citations au crayon, et le titre du livre suivant : Le Jugement.
Cette mort si brusque, sans douleur, sans alerte - comment ne pas penser à un oiseau atteint en plein vol par la mitraille d’un chasseur -, résonne étrangement. Hannah Arendt, qui a passé sa vie à tenter de comprendre la plénitude de l’homme, à savoir en son for intérieur que la mort fait partie de la vie, qu’elle en constitue même son essence, sa raison d’être, est morte sans s’en apercevoir. Comme si on lui ôtait sa vie mais que sa pensée, elle, continuait. La plus belle preuve en sera la publication posthume, donc, de La Vie de l’esprit, éditée par son amie Mary, qui terminera en quelque sorte le travail préparatoire de Hannah, tout en étant contrainte de l’achever pour lui donner une forme définitive. Pied de nez à la mort que ce livre, où la vie triomphe de la mort grâce à l’amitié. De ce texte, elle disait à ses amis, en se moquant d’elle-même, qu’il était son seul livre de philosophie.
Hannah est une personne d’une grande modestie. Tout au long de sa vie, elle répètera, on l’a dit, qu’elle n’est pas philosophe, préférant s’interroger sur la définition de la philosophie.
Goethe encore : « L’éternel se fait sentir en tout/Car tout doit tomber dans le néant/S’il veut persister dans l’être. »
Hannah meurt le 4 décembre 1975 devant la page blanche. Ses dernières phrases écrites évoquent la capacité même de commencement, le fait que des êtres humains, de nouveaux hommes, viennent au monde, sans cesse, en naissant.
Mort subite. Mort paisible aussi, ajoutera Martin Heidegger. Hannah, « centre d’un grand cercle », dont « les rayons tournent à présent dans le vide ». L’enfant de fièvre rejoint la mère adorée dans le ciel étoilé. L’amoureuse éperdue de philosophie savait que la pensée était une préparation à la mort. Prête, elle l’était depuis longtemps. Cinq ans avant de disparaître, elle écrivait : « La mort est le prix que nous payons pour la vie, pour le fait d’avoir vécu. »
Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005, pp. 576-579.
Décembre 1950
[25] Métaphore et vérité:
De même que la fleur de rhétorique se métamorphose à nouveau en mot, de même la vérité émerge-t-elle à nouveau de la métaphore du fait que la réalité s’est présentée. De même, sans ce devenir-mot on n’aurait pas pu endurer le choc de la réalité. Au moment même où la réalité se présente et où elle trouve le mot pour la capter et pour la rendre supportable à l’homme, on acquiert la vérité. C’est peut-être bien cela qui est fondement de l’ « adaequatio rei intellectus ».
Hannah Arendt, Journal de pensée (1950-1973), Cahier 11, tome I, Éditions du Seuil, 2005, p. 63.
Août 1969
[30]
« La métaphore est ce qui lie pensée et poésie. On appelle concept en philosophie ce qui s’appelle métaphore en poésie. La pensée crée ses « concepts » à partir du visible pour caractériser l’invisible.
Chez Hans Blumenberg, Pardigmen zu einer Metaphorologie (Bonn, 1960), la métaphore joue le rôle de modèle, d’un « point d’orientation » pour la spéculation sur des questions qui n’ont pas de réponse. Il ne remarque pas que la justification pour cela consiste en ce que toute pensée « transfère », est métaphorique. »
Hannah Arendt, Journal de pensée (1950-1973), Cahier XXVI, tome 2, Éditions du Seuil, 2005, p. 920.
Belle évocation, hier soir, de Hannah Arendt, sur Arte (Metropolis). Et en particulier de sa relation avec Martin Heidegger... Je ne me considère pas comme juive, disait-elle (à peu près) en particulier... Ni philosophe. Je suis. A noter qu'elle a retrouvé sur le tard le philosophe allemand qui fait aujourd'hui polémique. Fidélité jusqu'au soir de la vie. Elle est morte subitement, écrit Laure Adler. Mais comme elle avait vécu : la cigarette à la main.
Par ce petit mot (qui n'ajoute rien à votre magnifique témoignage), je voulais simplement vous dire merci.
Rédigé par : Alexandre Henik | 04 décembre 2005 à 11:28
j'aime beaucoup la musique de Danilo Rea qui accompagne cette émouvante évocation. Mais ce serait bien quand même de préciser que le violon qui l'illustre est une oeuvre du peintre Arman faite en hommage à son ami Yves Klein (avec l'utilisation du célèbre http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/01/2_janvier_1957e.html>Bleu Yves Klein: IKB).
Rédigé par : Anne | 21 juillet 2009 à 12:46