Le 3 décembre 1951, Julien Gracq refuse le prix Goncourt, décerné par l’Académie Goncourt pour son roman Le Rivage des Syrtes.
Julien Gracq par Henri Cartier-Bresson
D.R. Agence Magnum, 1984
Source
La presse s’empare de ce refus. Elle en fait « l’affaire Julien Gracq ». « Une aventure de la république des Lettres » ou encore « un chapitre savoureux de la petite histoire littéraire. »
Publié en septembre 1951 chez José Corti, en pleine rentrée littéraire (Gracq affirme qu’on ne l’y reprendra plus !), Le Rivage des Syrtes est reçu de façon très élogieuse par la critique qui multiplie approches et analyses autour du mystère de ce roman. Dès novembre, le bruit court que Julien Gracq est pressenti par l’Académie pour recevoir le Goncourt. L’auteur, lui, n’en croit rien, qui a publié quelques mois auparavant La Littérature à l’estomac (1950), un pamphlet dans lequel Julien Gracq dénonce les « us, abus et absurdités de la foire aux lettres ». Pour cette raison, il se croit définitivement hors concours. Pourtant les bruits se faisant très insistants, il se décide à écrire au rédacteur en chef du Figaro littéraire, Maurice Noël, qui publie sa lettre le 28 novembre. La voici :
« Cher Monsieur,
« Je n’ai pas prêté une attention vive aux premiers échos - parus dans Le Figaro et Le Figaro littéraire et ailleurs - qui faisaient état de mes « chances » pour le prix de fin d’année. La position que j’avais prise l’an dernier au sujet des compétitions littéraires dans un article La littérature à l’estomac (dont Le Figaro littéraire avait reproduit des extraits) tout autant qu’elle les rendait invraisemblables me paraissait leur opposer d’avance un démenti suffisant : on ne s’attendait tout de même pas à ce que j’aie changé d’avis en quelques mois. Mais ces échos se multiplient et se précisent et j’ai de bonnes raisons de ne plus leur refuser aujourd’hui un caractère sérieux. Dès lors, ceux qui me lisent ne comprendraient pas que je ne m’explique pas brièvement, mais publiquement à ce sujet. Non seulement je ne suis pas, et je n’ai jamais été, candidat, mais, puisqu’il paraît que l’on n’est pas candidat au prix Goncourt, disons pour mieux me faire entendre que je suis, et aussi résolument que possible, non candidat. Je ne redirai pas des raisons que j’ai dites longuement en leur temps. Je ne tiens pas à me poser en champion publicitaire de la vertu : cela ne me serait pas agréable. Je ne nie nullement non plus que certains suffrages sincères, dans un jury comme ailleurs, puissent me faire plaisir. Mais, tout de même, je ne veux pas qu’on pense qu’après avoir sérieusement détourné peut-être quelques jeunes (peu nombreux, qu’on se rassure) de la conquête des prix littéraires, je songe maintenant à la dérobée à me servir. Je ne m’en prends pas spécialement au prix Goncourt. Je m’en prends à lui moins qu’aux autres, du fait que longtemps, il fut le seul. Deux ou trois prix littéraires, passe encore si on y tient - deux ou trois cents (le nombre sera dépassé la semaine prochaine) cela devient un trait déplaisant de « mœurs indigènes » sur lequel tout le monde au fond est d’accord, sans toujours l’avouer. Je persiste à penser qu’il n’y a plus aucun sens à se prêter de loin ou de près à quelque compétition que ce soit et qu’un écrivain n’a rien à gagner à se laisser rouler sous cette avalanche.
Je m’excuse d’être obligé de revenir sur un sujet avec lequel je croyais en avoir fini. Avouez qu’au moins ce n’est pas de ma faute : il semble qu’en cette matière il soit bien difficile de se faire entendre clairement.
Agréez, cher Monsieur, etc. »
JULIEN GRACQ.
À quoi Le Figaro littéraire rajoute la note suivante, en guise de mise au point :
« Il n’y pas de candidature au prix. Il n’y a donc pas, non plus, de « non candidature ». Nous couronnerons l’auteur du livre que nous choisissons selon les prescriptions du testament d’Edmond de Goncourt et sans autre considération… »
Le 29 novembre, Les Nouvelles littéraires publient une interview de Julien Gracq par André Bourin et titrent :
« Si on me donnait le prix Goncourt, je ne pourrais faire autrement que de refuser. »
Trois jours plus tard, l’Académie Goncourt décerne son prix au Rivage des Syrtes, et ce, dès le premier tour de scrutin. Par six voix contre trois. Celles de Gérard Bauër, André Billy, Colette, Philippe Hériat, Pierre Mac Orlan et Raymond Queneau. Dans le clan adverse, celles d’Alexandre Arnoux, Francis Carco et Roland Dorgelès. »
Notes pour partie extraites du volume I des Œuvres de Julien Gracq, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, page 1360.
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Angèle,
Je te mets en ligne une copie de l'article que j'avais écrit sur Le Rivage des Syrtes pour Encarta (à l'époque où j'en assurais la direction éditoriale) :
LA GÉOGRAPHIE SYRTE
Dans Le Rivage des Syrtes, troisième roman de Julien Gracq, sont posées avec une acuité inégalée les questions qui gravitent autour de ses œuvres antérieures : celle en premier lieu de l’accord de l’espace et du temps dans un continuum tissé en un « canevas unifié », celle aussi de la connivence singulière de l’homme avec cet espace plein et « saturé » qui l’entoure et le révèle à lui-même. Les contrées gracquiennes exercent, par leur magie et leur tonalité mineure d’automne finissant, une puissante attraction sur les personnages qui s’y trouvent. Chargée des tensions de l’histoire, la géographie syrte est au cœur de l’intrigue dont elle constitue tout à la fois les ressorts et les véritables protagonistes du roman. Il semble même que les paysages ensommeillés du Rivage des Syrtes ne s’éveillent que sous le regard des personnages, qui eux-mêmes répondent à leur irrésistible appel. Aldo, le héros, dira ainsi de Vanessa, la femme aimée : « Je ne devais me rendre compte que bien plus tard de ce privilège qu’elle avait de se rendre immédiatement inséparable d’un paysage. »
UNE SEIGNEURIE ENVOÛTÉE
Officier, descendant d’une vieille famille du royaume, Aldo est envoyé dans une zone « en alarme », le rivage des Syrtes, province ignorée et en déclin aux confins du royaume d’Orsenna, pour observer le comportement des armées du Farghestan, pays avec lequel la Seigneurie d’Orsenna est officiellement en guerre. Mais il ne peut que s’enfoncer dans l’attente à laquelle s’abandonnent les habitants, car jamais l’ennemi ne passe à l’attaque ; tout est en sommeil et engourdi dans ce « Versailles océanique » aux « galeries moisies », dans ce « cimetière d’eaux mortes » hanté et que hantent des hommes et des femmes happés par un lent et torpide envoûtement.
Si la passion avec Vanessa trompe en partie l’attente, l’événement qui fera tout basculer ne vient pas d’une attaque de l’ennemi, mais du héros lui-même. S’avançant vers les côtes ennemies à bord du Redoutable, un navire de guerre, au mépris du règlement qui interdit formellement toute expédition sur la mer séparant les belligérants, Aldo voit apparaître, surgissant de la brume, non pas le peuple ennemi mais une île sur laquelle se dresse un volcan. Paysage là encore qui fait signe, miroir du héros qui lui permet de lever un coin du voile, celui de l’énigme de son aventure individuelle et de prendre conscience de son destin au cœur d’une histoire collective : le héros sait « pourquoi désormais le décor était planté ».
MAGIE DES LIEUX ET DÉRIVE ONIRIQUE
Ainsi s’exprime l’alchimie particulière de l’écriture de Gracq, dont la précision vise à rendre sensible l’unité pressentie des lieux et des hommes et qui le conduit à évoquer la relation de l’homme à l’histoire à partir de la magie des lieux. En effet, comme le montrent aussi bien ses premiers romans, Au château d’Argol et Un beau ténébreux, que le roman inachevé la Route, et plus encore les longues nouvelles La Presqu’île et Les Eaux étroites, les lieux sont, dans l’œuvre de Julien Gracq, porteurs du mystère de l’existence. L’homme ne déchiffre pas son destin dans le fracas de l’histoire mais dans ses marges, dans ces moments où le long étirement du temps de l’attente se confond avec l’énigme d’un lieu.
Par son appel constant à la dérive onirique, qui vise à abolir la frontière séparant le rêve de la réalité pour mieux les fusionner, par son climat de désir et d’attente d’une « inquiétante étrangeté », par sa « petite » musique et son phrasé, le Rivage des Syrtes est un ouvrage emblématique de l’œuvre de Gracq, dont la thématique — mais aussi et particulièrement la démarche d’écriture — est d’une certaine manière en marge du surréalisme, du romantisme allemand, de l’œuvre d’Edgar Allan Poe et de celle de Ernst Jünger."
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Rédigé par : Yves Thomas | 03 décembre 2005 à 12:22
Très belle note, et commentaire fort juste. Il faudrait parler aussi du style si particulier de Gracq: classique mais avec une pointe d'originalité, ses anglicismes, sa sensualité et général, etc... Quant à La Route qui est un très beau texte, je crois que Gracq l'a toujours voulu comme "fragment" plus que comme roman inachevé. Il tient à son côté bref, à cette ouverture sur le rêve d'un pays à la longue histoire. Quel écrivain !
Rédigé par : jacques | 06 décembre 2005 à 08:40
Bonjour,
je me permets de vous indiquer une adresse où sont mises en scène 7 rencontres improbables ("images" décalées mais respectueuses!) qu'aurait pu faire Julien Gracq.
C'est ici.
(Ces "images" sont utilisables dans les conditions "Creative Commons" qui figurent sur mon site)
Rédigé par : GBertrand | 14 août 2010 à 15:09
Comme c'est étrange... C'est le livre que je suis en train de lire. Je ne savais pas , Angèle, que cette page existait sur Terres de femmes. Votre site est tellement riche de notes diverses ! Je sais qu'il m'en reste beaucoup à découvrir !
Le rivage des Syrtes... Orsenna... Les ruines de Sagra... L'île de Vezzano...
" Le souvenir que je garde de cette traversée est celui de ces jours de plénitude où la flamme chaude de joie qui brûle en nous dévore et résume en elle paisiblement toutes choses...[...] autour de nous des oiseaux de mer par bandes s'ébattaient et s'envolaient sans cesse...[...] longs battements ouatés des mouettes piquetés de cris rauques, douces plumes arrachées à l'écume, pennes battantes du vent sur le visage, glissement fuyant comme le dos d'un cygne de la houle soulevant le bateau... [...]
Lorsque ses falaises très blanches sortirent du miroitement des lointains des mer, Vezzano parut soudain curieusement proche. C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l'étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses tours de toile..."
p. 144/145
Vanessa et Aldo, enveloppés de vent et d'écume, entrent dans une joie aérienne. Une brume magique transforme le paysage en mirage, en rêve.
C'est un très beau livre, une quête initiatique, symbolique. Un livre qui aurait plu à Bachelard...
Je lirai plus tard tous ces dossiers mais là je préfère rester dans l'atmosphère étrange de ce livre.
Rédigé par : christiane | 15 août 2010 à 00:37