Le Conte ci-dessous a été publié (décembre 2007) en édition bilingue (corse-français) aux éditions A Fior di Carta (20228 Barrettali ― Haute-Corse). Traduction de Marcu Ceccarelli. ISBN : 978-2-916585-25-3
Manfarinu, l’âne de Noël
Image, G.AdC
Conte corse de l’Avent
I
D.R. Image Véronique de Saint Vaulry
Source
Ils s’étaient installés dans le temps de l’Avent. Un temps long et gros d’une promesse étrange. Un temps de ralenti porté par la brièveté des jours. Brusquement, les premiers froids étaient tombés. Ils avaient franchi l’au-delà des montagnes, apportant les premières neiges. Une lune glaciale promettait des journées aussi coupantes que les nuits.
Saveria, le ventre lourdement arrondi par ses dernières semaines de grossesse, s’appliquait à tisonner le feu. Dès l’aube, Santu, son mari, avait déchargé un stère de bûches qu’il avait entreposées près de la cheminée. Saveria, patiemment, les avait agencées une à une. De temps à autre, elle en remuait une dans l’âtre du bout de son tisonnier. Avec les mêmes gestes lents, elle tournait la grosse louche en bois de châtaignier, grattait le fond culotté de la pentula, rajoutait une tranche de lard et épaississait la soupe d’une poignées de fèves, jetées à la volée. Il fallait que cela tienne au corps, avec ce froid vif du dehors qui vous saisissait à la gorge et vous coupait le souffle. Par moments, elle redressait la tête, inquiète du raclement de sabots qui sourdait de derrière le mur de l’étable. Alors Manfarinu, l’âne de Santu, lançait un braiement à vous déchirer les entrailles. Pourtant, il ne manquait de rien, ni de paille fraîche ni d’avoine. Qui aurait pu dire quelle tristesse ancienne chevillait cet âne au corps ?
Santu, ce matin-là, s’était mis en tête de ranger sa soupente, de mettre un peu d’ordre dans ses outils, d’affûter ses couteaux et de recoudre le bât de l’âne, qui, ici et là, laissait échapper ses bourres. Il était en plein ouvrage lorsque des coups frappés à la porte lui firent redresser la tête de dessus son établi. Il s’en alla ouvrir. C’était Marcanto’, le crâne engoncé dans une superposition de bonnets ravaudés. Il soufflait comme s’il avait couru et une haleine chaude dessinait des volutes grises au sortir de sa bouche. Sa moustache était perlée de givre. Le froid faisait couler son nez et transformait en minuscules stalactites cet écoulement qu’il tentait en vain d’endiguer d’un revers de manche. Du reste, ses yeux aussi pleuraient, et toute cette eau se figeait sur ses joues bleuies par le froid. D’un signe de tête, Santu l’invita à venir se réchauffer dans la maison. Ils entrèrent l’un derrière l’autre et Saveria s’effaça pour leur céder la place. Elle alla vers l’évier et mit le café en train. Il prendrait bien un bol pour se réchauffer. Marcanto’ ébaucha un oui de la tête.
Saveria se demandait ce qui pouvait bien amener Marcanto’ jusqu’à eux par ce temps. Et de si bon matin. Santu se décida à briser la glace et prit la parole : « O, Anto’, di chi n'hè ? » Marcanto’, mal à l’aise, se tortillait et faisait crisser ses galoches l’une sur l’autre. Ce n’était pourtant pas son genre ! D’ordinaire, il lâchait ce qu’il avait à dire sans faire de manières. Ce malaise ne disait rien qui vaille. Un silence lourd commençait de s’installer dans la pièce qu’embaumaient les arômes du café. Saveria tendit aux hommes un bol fumant. Après quoi, elle ouvrit le buffet, sortit deux verres à liqueur et versa pour chacun d’eux une rasade d’alcool de châtaigne. Marcanto’ ne se le fit pas dire deux fois. Sans piper mot, il avala cul sec un premier verre, puis un second. D’un nouveau revers de manche, il essuya sa moustache puis se lança dans un discours improvisé. C’est que lui, en tant que garde champêtre, il avait reçu des ordres. Les autorités d’en bas lui avaient fait savoir que les habitants du canton devaient se rendre à la ville pour se faire recenser. Santu, inquiet, objecta :
« Et Saveria ? »
« Saveria aussi ! »
« Dans son état ? »
« Oui, elle aussi ! »
Et il soupesa du regard l’état de la jeune femme.
« Bon Dieu, c’est vrai qu’elle est grosse ! »
« Mais comment est-ce possible ? »
« C’est la loi ! Il y a ordre ! »
Et il sortit de sa poche un document plié en quatre, couvert d’une écriture violine, signée et tamponnée des autorités préfectorales. C’était arrivé d’Ajaccio et sûrement que dans les cantons voisins, ils avaient dû recevoir les mêmes directives. Santu tourna le papier dans tous les sens avant de trouver le bon. Pas de doute ! Ça venait bien d’Ajacciu, c’était signé d’une plume enluminée d’une belle envolée. Même qu’il y avait la date. Pour le canton de Rezza, le recensement aurait lieu le 18 décembre. Quelques jours avant le solstice d’hiver. C’était aussi l’époque prévue pour la naissance du petit. Car ce serait un petit, à n’en pas douter ! Un rejeton mâle !
Saveria était pâle et lançait vers Santu des regards désespérés. Lui était perplexe, ne savait que faire pour rassurer Saveria. La pauvre femme faisait peine à voir. Elle, d’ordinaire si calme et si enjouée, tremblait. D’un tremblement léger, à peine perceptible. Et une tristesse soudaine avait voilé son visage. Santu calcula le temps qu’il lui faudrait pour se rendre à la ville. S’il voulait être dans les temps, il fallait faire vite et partir dès que possible. C’était aussi l’avis de Marcanto’. Les deux hommes échangèrent quelques considérations savantes sur la question du recensement. Mais leurs avis divergeaient quant aux conclusions. L’un disait que c’était à cause de la guerre, imminente, là-bas, sur le continent; l’autre affirmait que c’était pour le prélèvement des taxes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ce que les femmes avaient à voir là-dedans ? C’était égal ! Le document spécifiait bien que tout le monde était concerné, même les mourants ! « Beh, de mémoire de garde champêtre, Marcanto’ n’avait jamais vu ça ! » De longs espaces de silence ponctuaient leurs exclamations. Puis, les petits verres d’alcool de châtaigne aidant, le garde champêtre retrouva sa faconde. Du coup, il se mit à raconter que des mulets s’étaient échappés de leur masure, étaient partis vagabonder par le maquis et qui sait, maintenant, comment on allait leur mettre la main au licou! Il était réquisitionné pour aller avec les autres à leur recherche. Mais ça pouvait prendre des heures, voire davantage ! Et à l’idée d’aller courir la montagne par ces froidures, il en avait la chair de poule. Il préférait presque se mettre en route pour la ville et se débarrasser sans tarder de cette question du recensement.
D’une certaine manière, Marcanto’ se sentait soulagé. Et n’en finissait plus de se répandre en discours et nouvelles. Il y avait la vieille, Maria a ciùnca, celle qui vivait seule à l’autre bout du village, qui avait fait une mauvaise chute. Celle-là, ses jours étaient comptés, et le recensement, elle n’en verrait pas la couleur. « Quandu u piru hè matùru, si ni casca » ! Santu acquiesça d’un hochement de tête approbateur. Tout cela, c’était bien beau, mais les poires, mûres ou pas, ne lui disaient pas comment il allait s’en sortir de cette affaire ! Marcanto’ perçut l’embarras de Santu. Il comprit qu’il lui fallait partir. Cela faisait plus d’une heure qu’il était là et il avait d’autres villageois à visiter. Il se leva, rajusta sa grosse cape, en remonta le col jusqu’aux oreilles, enfonça sur sa tête ses superpositions de bonnets et prit congé. Il serra la main de Saveria et lui souhaita bonne chance. Tout se passerait bien. Elle n’avait rien à craindre pour son petit. Il essayait de se faire rassurant. Saveria esquissa un maigre sourire, puis retira sa main, perdue dans la main calleuse du garde champêtre. La haute stature efflanquée de Marcanto’ emplit l’espace de la cuisine. Il hésita un instant dans le chambranle de la porte. Puis la clochette tinta et il disparut, avalé par le froid.
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