Thétis aux dauphins
Assiette attique attribuée à Euthymide,
Environ 600 ans av. J.-C.,
Museum of Fine Arts, Boston.
LAC/LACUSTRE/LACUNE/LAGUNE
Tous quatre originaires, par leur étymologie commune, du latin lacus, ces mots ont tous à voir avec le « lac », « espace d’eau enclavé par les terres ».
Est « lacustre » tout ce qui pousse, vit, se construit au bord des lacs. Les petites cités sur pilotis de nos ancêtres bien sûr, mais aussi certaines demeures de nos contemporains. Ainsi, je revois, au nord du Viêt Nam, le long des rizières perdues entre les montagnes en pains de sucre, de belles et grandes bâtisses en bois, suffisamment haut perchées pour abriter, sous l’unique étage de la maison, buffles placides, cochons, couvées. Montées sur de solides armatures de bois, ces demeures lacustres abritent toute une vie communautaire, belle d’équilibre, où chacun trouve sa place. Et où il fait bon vivre.
Les « lacunes » appartiennent elles aussi au monde aquatique. À certaines plantes du bord de l’eau, aux membranes creusées de cavités. Et les lacunae salsae désignent, chez Lucrèce par exemple, « les profondeurs de la mer ».
De la terminologie botanique à l’anatomie, il n’y a qu’un pas. Et l’on dit de certains tissus cellulaires qu’ils sont assemblés autour d’un creux commun, appelé « lacune ». Au sens figuré, tout un chacun a conscience de ses propres vides et lacunes. Pans entiers de domaines de savoirs. Lacunes de la mémoire. Que l’on se résigne parfois à ne plus même essayer de combler.
Il semblerait que nous soyons constitués, malgré les apparences, de presque autant de creux que de pleins. Et que nos pleins eux-mêmes sont marqués de fissures, de brèches par lesquelles s’engouffrent toutes les carences qui nous guettent. Et que chacun passe sa vie à vouloir colmater, pour mettre du plein là où il y n’y avait que vaste béance.
Il arrive pourtant que certains de ces creux soient paradoxalement créatifs, comme ceux qui sont l’aboutissement de ce que le généticien Jean-Luc Ameisen nomme « le suicide cellulaire ». Ainsi, si les doigts de nos mains sont séparés, c’est que les meurtriers « ciseaux » de nos gènes, en pleine formation foetale, sont intervenus à temps. Afin de tailler dans le vif la chair inutile. Surplus de chair qui aurait fait de nous de charmants palmipèdes.
Il en est de même ou presque pour ce qui concerne Venise. Terre aquatique par excellence. Où l’on s’efforce et s’ingénie à déblayer le trop-plein qui menace de combler la lagune. L’on y cure les canaux que l’on désengorge des boues et détritus qui s’y amoncellent. Travail sisyphéen, travail de Titan entrepris de longue date pour éviter qu’un jour proche Venise et ses îles lagunaires ne soient définitivement reliées à la terre.
Il y a donc des creux, des fissures, des fossés qu’il est plus prudent de ne pas abandonner à leur vide originel. Et qu’il est peut-être bon de s’efforcer de combler. Il en est d’autres, au contraire, qui résistent à toute tentative.
Pour ce qui est de moi, j’ai toujours préféré le trop-plein au trop-vide. Même si je m’efforce aujourd’hui d’apprivoiser la culture du vide. Qui résiste à mon appréhension. Mes innombrables lacunes m’exaspèrent. Mes désirs insatiables génèrent en moi une perpétuelle insatisfaction. Une béance désespérée. À laquelle je ne parviens pas à me résoudre.
Lacunaire, lagunair ? Comment ne pas immédiatement songer à rapprocher ces mots jumeaux ?
Venise et sa lagune, dans leur complexe relation à la mouvance et à l’excès, fascinent. Et angoissent. Excès de vide, excès de plein. C’est entre ces deux extrêmes que je me sens sans cesse ballottée. Dans l'entre-deux, il y a probablement une faille insondable. Dont je m'efforce, comme je peux, de colmater brèches et fissures. Indéfiniment. En digne et révoltée sœur des Titans.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Merci pour ces deux superbes notes vénitiennes (pour faire simple) qui me donnent envie de revoir le Casanova de Fellini et de continuer la découverte de Zanzotto, dont un ami vient juste de me passer quelques photocopies de textes parus dans Art Press, je crois !
J'aime l'idée des "creux paradoxalement créatifs". A Venise, sur les ponts, on se sent étrangement suspendu entre les deux dimensions ; densité de la terre meublée de palais et grouillante de monde et vide des canaux, ces sentiers humides qui sont tentacules de la mer menaçante...
Revoir Venise... vous m'avez plongé dans les lagunes/lacunes de mes souvenirs là-bas et ça me fait un bien fou !
Rédigé par : Fraise des bois | 24 novembre 2005 à 17:05