Albin Michel, 2005.
Énigmatique comme l’écho, ou comme les images inversées d’un miroir à deux faces, fuyant et volatile comme les confins de la mémoire, voici Magnus, dernier roman de Sylvie Germain. Qui se construit pourtant selon une cartographie rigoureuse. Et de bouleversantes polyphonies.
UNE ÉCRITURE DU SOUFFLE
Magnus, ce n’est pas le nom d’un empereur romain, ni celui d’un grand de ce monde. C’est au contraire le nom d’un ourson en peluche, de taille moyenne, propriété d’un petit garçon. Le jeune Franz-Georg, fils de Clemens Dunkeltal, médecin et mélomane. Et de Théa, son épouse. Derrière les apparences d’une vie bourgeoise feutrée et bien huilée de l’Allemagne triomphante, se profilent, dans la petite ville de Friedrichshafen, les drames et les tragédies qui vont bouleverser l’Histoire. Et balayer, dans un tourbillon d’horreurs, la vie de l’enfant.
Ensemble, les deux Magnus, l’ourson et son maître, traversent le récit de part en part. L’ours en peluche assiste, impuissant, à l’évolution de Franz-Georg, frappé, dès le commencement de sa vie, d’une étrange amnésie. Une évolution qui passe par la reconquête douloureuse de l’identité et de la mémoire (Franz-Georg devient en cours de route Adam Schmalker, puis Magnus). Aventures psychologiques indissociables de la prise de conscience des origines. Et de l’univers de mensonge et de crime qui ont façonné l’enfance de Franz-Georg.
Ensemble, ils fuient l’Allemagne. Le jeune homme, poussé par la rage obsédante de retrouver la trace de Clemens Dunkeltal, se met en quête de celui qui se cache sous le nom de Felipe Gόmez Herrera. Ensemble, ils traversent temps et mers, épreuves et deuils.
Grâce à de belles rencontres qui mettent, pour un temps, l’amitié et l’amour au centre de sa vie, Magnus impose le silence à ses propres démons. Mais il faut attendre le finale pour que Magnus se sépare enfin de son vieil ami. Un finale inattendu en forme de parabole, de fable ou de conte. Qui ouvre à Magnus d’autres perspectives que le choix désespéré de la solitude.
« Il serait une fois des personnages qui se rencontreraient à la croisée d’histoires en dérive, d’histoires en désir de nouvelles histoires encore et toujours », conclut Sylvie Germain dans « Intercalaire ».
Roman de formation, Magnus est une superbe partition, savamment orchestrée autour de « Fragments » numérotés. Eux-mêmes encadrés de « Notules », d’« Échos », de « Résonances », de « Séquences »… qui sont autant de facettes de ce récit-miroir, dont le décryptage se met en place par échos assourdis. Auquel participe, comme une longue vague sous le texte, l’énigmatique leitmotiv, emprunté à la « Fugue de mort » de Paul Celan :
« Lait noir de l’aube
Nous creusons une tombe dans les airs. »
L’ensemble de cette architecture est construit sur la tension. Sur une double tension. Une double tension qui se joue d’un volet à l’autre de la mémoire. Des efforts entrepris pour en reconstituer les pans entiers disparus et tenter d’en conjurer les béances obsédantes. Puis les efforts inverses, qui consistent à vouloir tout oublier. À vouloir tout effacer. Jusqu’à l’existence même.
Écriture polyphonique, Magnus fait intervenir mezza voce les voix de Franz Schubert, Paul Celan, Juan Rulfo, Jules Supervielle, Martin Luther King, Charlotte Delbo, William Shakespeare, Thomas Hardy, Matthias Johannsen. Ainsi que celles de deux Rabbi : Rabbi Nahman de Bratslav et Rabbi Shem Tov ibn Gaon. L’ultime voix, celle sur laquelle se clôt le roman, est la voix de Saint-John Perse, empruntée au poème « Vents » :
« S’en aller ! S’en aller ! Parole du vivant !
S’en aller ! S’en aller ! Parole du Prodigue. »
Écriture inspirée, l’écriture de Sylvie Germain est une écriture du souffle. N'en déplaise à Dominique Fernandez.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Pour entendre Sylvie Germain parler de Magnus, cliquer ici (Source). |
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Je me réjouis que Sylvie Germain ait reçu le Goncourt des lycéens. Son écriture très imagée, prenante est superbe ! Je n'ai pas encore lu Magnus, mais c'est un plaisir que j'attends...
Merci Angèle !
Rédigé par : nobody | 13 novembre 2005 à 10:30
Sylvie Germain est une découverte de l'été dernier pour moi avec Chanson des mal-aimants. Quelle écriture, quelle atmosphère dans ce roman ! Des pages entières j'ai recopiées dans mon cahier de passages littéraires préférés, je ne savais plus lesquels choisir, j'aurais pu recopier tout le livre...
Je recommande tout particulièrement et surtout en ce moment, le passage sur la télévision vs la radio pp. 238 et suivantes :
"Je n'ai pas de poste de télévision. La voix polyphonique de la radio, provenant de tous les horizons, de tous les milieux, me suffit. Elle tisse sur divers tons la rumeur mouvante du temps qui passe.
Je navigue sur les ondes et je capte des voix. [...] Toutes ces voix, les douces et les violentes, les belles, les vaniteuses, les arrogantes, les venimeuses, sont d'autant plus prégnantes qu'elles sont nues, dépouillées des corps qui les profèrent. Sans visage et sans image pour les lester. Je les écoute à vide, sans illustration spectaculaire. Elles me racontent le présent du monde à la façon d'un barde fou ressassant la fable des origines et la brodant et la rebrodant sans cesse. [...] Elles me viennent de loin, ces voix multiples, mais elles me touchent de très près, elles m'écorchent le coeur à certaines heures, font chavirer ma pensée.
Ceux qui sont quotidiennement gavés d'images télévisuelles en savent-ils plus, en apprennent et comprennent-ils plus que moi ? J'en doute. Ils les regardent sans les voir, les voient sans les regarder, ces images des guerres, des tragédies, des désastres. Elles se mêlent à celles de films de crimes et de catastrophes, à celles des publicités, elles s'y confondent, s'y diluent. Et quand elles sont trop violentes, effroyables, elles plongent leurs spectateurs dans un état de fascination. Une fascination morbide au sortir de laquelle ils émergent mi-hébétés, mi-incrédules. El la grande foire sanglante continue, le mal se rit de son public, il renouvelle ses coups d'esbroufe en surenchérissant dans l'outrance, le mauvais goût."
Comme j'aimerais qu'on fasse plus de bruit "dans les salons où l'on cause" à propos de cette créatrice hors-pair.
Rédigé par : pascale | 14 novembre 2005 à 10:08