Mercure de France, 1994.
La Tour d’amour (1899)
semble d’emblée être d’une facture autre.
C’est pourtant un roman, mais terriblement troublant.
À jouer avec ce titre que j’ai découvert en 2005
grâce à Luc Fayard,
je pensais voir se profiler au loin quelque tour médiévale,
haut perchée sur son piton rocheux,
inaccessible gardienne de femmes esseulées,
prisonnières d’attentes sans horizon !
J’avais aussi imaginé l’écriture chatoyante,
sensuelle et vibrante,
d’un univers exclusivement féminin.
Balayés les clichés, dès les premières pages ! Noyés dans les flots bouillonnants qui assaillent l’univers masculin* de La Tour d’amour ! Univers dont la femme semble, un court instant, mystérieusement absente. Mais peut-être, à y bien réfléchir, cela n’est-il qu’apparence, et l’univers de La Tour d’amour n’est-il que l’image inversée que lui renvoie le miroir déformant venu de la terre. À la tour se substitue un phare. Qui se dresse ithyphallique au-dessus des flots, au large du Finistère. Là-bas, amer perché sur les derniers écueils de la chaussée de Sein. Un phare forteresse, inaccessible, habité par deux gardiens, qui guettent la nuit, à l’affût des naufrages. Certains soirs montent au long de l’escalier à vis les accents d’une mélopée douloureuse, portée par une voix de femme. « La tour d’amour » ou… ou… ou…our ! Ce n’est pas, comme le croit le narrateur au tout début du récit, la voix d’une « donzelle » égarée. Mais celle du vieux Barnabas qui, tout en rejoignant son repaire, chante sa plainte de chouette. Dans l'enclos du phare d’Ar-Men, espace confiné et inquiétant où s’affrontent les deux gardiens, la seule femme vivante est la mer. Maîtresse jalouse de ses furies et de ses désirs, elle est amante gloutonne, dévoreuse de chair humaine. Insatiable et cruelle, toujours insatisfaite, elle transforme les hommes qui vivent d’elle, en elle et par elle. Elle les modèle à son image. Elle aspire à les engloutir. Peu à peu, derrière cette puissante figure féminine qui domine le récit et les hommes, surgissent d’autres visages. Celui de Marie, promesse de bonheur et de rêve. À peine entrevue, aussitôt perdue. L’infidèle hante le souvenir de Jean et le détruit. Et puis, il y a les noyées, que les navires éventrés vomissent nues sur les écueils. Blêmes Ophélies que le vieux Mathurin Barnabas célèbre et enserre de bien étrange façon. Barnabas, dont le nom contient à lui seul un monde. Savant composé du brigand Barrabas et de l’apôtre Barnabé, dont le nom d’« enserrant » a perdu toute forme de générosité chez ce vieil animal crasseux de Mathurin. La silhouette inquiétante et primitive de cet ours mal léché laisse entrevoir, au fil des pages, celle plus terrifiante et plus hideuse encore de l’ogre d’Ar-Men. Dont la folie semble peu à peu gagner Jean Maleux, le jeune gardien nouvellement arrivé. Car le vieux et le jeune, enfermés dans le mimétisme d'une même solitude, finissent par se ressembler. Comme un fils porte en lui les empreintes de son père, Jean Maleux porte les stigmates de la déraison de l’ancien. À une différence près. À un seul espoir près. Jean Maleux, tout décidé qu’il est à ne plus quitter Ar-Men, ne finira pourtant pas illettré. Pour lutter contre cet écueil-là, le nouveau gardien chef s’oblige à tenir son journal de bord, à consigner ses impressions dans son log-book. Par tous les temps, jour après jour ! C’est par l’écriture qu’il se sauve de son propre naufrage. Une écriture qui se dégage peu à peu des parlures du marin breton, pour gagner en ampleur et en souplesse. Et qui s’enfle, pareille à une vague longue, venue des tréfonds de l’être et de la mer. Belle métaphore que celle que Rachilde a choisie pour sauver son personnage. Sous la plume de Rachilde, mythes et légendes se superposent et mêlent ensemble leurs mystérieux tentacules. C’est dans le goût ambigu pour les images violentes et morbides que se lit l’esprit « fin de siècle ». Dans le recours aux visions hallucinées inspirées des grands mythes de la castration. L’esprit « fin de siècle » est bien là à l’œuvre dans ce roman qui infiltre de ses strates sombres la Tour d’amour. Un roman violent et envoûtant, bouleversant, qui laisse longtemps gravées dans la chair ses images de mer, d’amour et de mort.
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RACHILDE ■ Rachilde sur Terres de femmes ▼ → 11 février 1860 | Naissance de Rachilde ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la RAL,M, Revue d’art et de littérature, musique) Madame Rachilde, homme de lettres et reine des décadents, par Benoît Pivert → (sur Wikipedia France) une notice bio-bibliographique fort bien conçue |
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Trugarezh/aramanzè
Le phare n’est qu’un sexe dressé condamné aux amours impossibles
Le gardien n’aura pas les honneurs de la belle cruelle, car il n’est pas marin
Dans son vaisseau immobile, il ne peut qu’être voyeur de sa propre solitude
Rédigé par : Yann | 21 novembre 2005 à 10:06
Puisque nous sommes apparemment unis par un intérêt commun pour Rachilde et que vous recommandez à vos lecteurs la Revue d'Art, Littérature et Musique, je m'autorise à attirer votre attention sur l'article que j'y ai consacré à Rachilde dans le dernier numéro.
Même si je n'en parle pas avec votre talent, j'ai également été fasciné par l'audace littéraire de La Tour d'amour et la hardiesse de Rachilde en général.
J'espère que le phare de la Giraglia est moins sinistre que la Tour d'Ar Men, mais j'en suis persuadé car le soleil et les eaux bleues de la Méditerranée sont sans doute moins terrifiants que la côte de Brest et ses vagues diaboliques.
Avec mes compliments pour votre travail littéraire.
Benoît Pivert
Rédigé par : Benoît Pivert | 27 janvier 2006 à 10:36
Le phare de la Giraglia est presque aussi sauvagement terrifiant les jours de tempêtes si je m'en tiens au témoignage de l'ancien gardien, Angjhulu Caniffi (aujourd'hui tout est automatisé). La pointe du Cap Corse et son sentier de douanier aux abords de Tollare (un mot d'origine étrusque qui signifie "le bout du monde"|"finis-terres") me rappellent d'ailleurs fort souvent les côtes sauvages de la pointe du Raz (que j'ai la chance de bien connaître grâce à mon compagnon, d'origine bretonne...). Méfions-nous de la Méditerranée. Elle cache bien son jeu. J'en sais quelque chose. Les Cap-Corsines sont pour la plupart des femmes meurtries. Les bleus de l'âme... elles connaissent. Plusieurs membres de ma famille sont morts en mer... dont mon grand-père, le mari d'Angèle dont je porte le prénom.
Amicizia
Anghjula
Rédigé par : Angèle | 27 janvier 2006 à 11:10
Bonjour. J'ai découvert récemment cette écrivaine à la prose magnifique qu'est Rachilde. Je finis L'Animale et souhaiterais lire d'autres oeuvres mais ai du mal à les trouver, notamment, La Tour d'amour mais aussi L'Heure sexuelle dont Alfred Jarry fait mention dans [... Note du webmestre : message tronqué].
Rédigé par : prompt guillaume | 10 janvier 2007 à 08:26
J'ai découvert Rachilde un peu par hasard et je me suis prise de passion pour cet auteur si particulier... Ses oeuvres sont peu accessibles mais on peut en trouver bon nombre, d'occasion, sur Priceminister. Je n'y travaille pas et ne toucherai pas de commission sur les ventes ! Bonne lecture à tous.
Rédigé par : Laurence | 12 septembre 2008 à 09:55
Merci de votre beau texte.
"Le Tout sur le Tout", très belle maison d'éditions aujourd'hui en veilleuse, avait publié un très beau fac similé de l'édition de 1916 (Crès, Paris) de La Tour d'Amour, en 1980. Certainement indisponible aujourd'hui à la suite de démarches de ce qu'on appelle des "ayants droit", appellation que ces gens affectionnent d'autant plus qu'ils ne savent pas écrire une ligne, ce modèle éditorial sera précieux au collectionneur!
On trouvera ici le catalogue de cette maison d'édition, plein de merveilles et patiemment reconstitué par un amateur intelligent.
Rédigé par : Ralentir travaux | 09 mai 2010 à 11:48
Sur Rachilde, je vous recommande la lecture de mon étude, "Hysteria, Hypnotism, the Spirits and Pornography. Fin-de-siècle Cultural Discourses in the Decadent Rachilde", University of Delaware Press, 1999, 285 pp. En anglais, malheureusement. La BnF possède un exemplaire. Je remarque une faute de frappe dans l'entrée Wikepedia sur La Tour d'amour: la date de publication est bien 1899, et non pas 1889, faute corrigée dans la bibliographie.
Michael R. Finn, Ryerson University, Toronto,
Rédigé par : michael finn | 19 décembre 2011 à 18:41