Bien des années plus tard, la malédiction de la zia avait eu raison de son petit-fils. Pernicieuse, elle avait pris corps dans la chair de l’adolescent. La vengeance de l’amante, blessée dans son amour propre, avait abouti. Elle pouvait être satisfaite, la zia. À défaut de veiller vivante sur les siens, elle les surveillait morte. Même couchée depuis des années sous les chênes tutélaires du cimetière de Milelli, elle ne désarmait pas. Elle refusait de lâcher prise.
Meurtri dans son âme autant que dans sa chair, le « fratellu » avait dû se résigner à mourir. La mort le tenait depuis des mois dans son étau et cet étau se resserrait jour après jour. C’était pourtant un beau garçon, le « fratellu », avec son long visage de braise empreint d’une triste douceur. Lola avait surpris sa photo de bel hidalgo dans la chambrée des filles. Ce bel ovale brun sur papier glacé, épinglé au-dessus de la porte, c’était tout ce qu’il leur restait de lui.
Quelques années après l’accident, le « fratellu » se mourait, terrassé par le cancer qui s’était insinué en lui et l’avait gangrené. Pendant les longs mois qu’avait duré sa maladie, Giudice avait veillé son aîné. Jour et nuit. Avec patience et passion. Ce qui, par-dessus tout, faisait souffrir le mourant, c’était sa jambe meurtrie. Giudice passait de longues heures au chevet de son frère, la main posée sur la cuisse broyée. Le « fratellu » disait que cela l’apaisait, que la douleur se calmait avec cette imposition des mains sur les cicatrices de sa blessure. La mort le surprit dans cet embrasement. Giudice pleurait, sa main chaude posée sur les muscles enfin détendus du « fratellu ». Lorsqu’il se releva de son étreinte, Giudice sentit une douleur cuisante lui transpercer la hanche. Il était anéanti. La douleur, apaisée, avait fini par s’en aller. Giudice l’oublia. Seule persistait, souterraine, vivante, toujours prête à rejaillir, la déchirure causée par la mort du frère. Elle était comme le signal d’un autre mal à venir. Giudice en sentait rôder la présence sournoise sans qu’il fût pour autant capable de l’identifier.
Et puis, un jour, la douleur se déclara, franche, coupante, nette. Lancinante dans la chair taillée à vif. Giudice lutta des jours durant contre ce mal nouveau qui venait de prendre possession de lui-même. Dans les jours qui suivirent les premières manifestations de la douleur, Giudice fit faire des radios. La hanche droite était atteinte d’une nécrose foudroyante. Semblable en tous points à celle du « fratellu ». Giudice devait se résoudre à son tour. La malédiction de la zia continuait de les poursuivre. Elle avait profité de l’amour quasi charnel qui unissait les deux frères pour se frayer un passage du frère à l’agonie jusqu’au « fratellinu » vivant. Elle s’était infiltrée en lui. Comme une eau souterraine, elle se faufilait dans ses fibres, disparaissait pour resurgir à nouveau par intermittence, comme bon lui semblait. Silencieuse et volage, elle agissait selon ses propres lois, imprévisibles et secrètes.
Giudice a dû subir une grave opération. Mais il garde une légère claudication. Parfois, lorsqu’il marche seul sur le sentier muletier de Milelli, il sent une ombre déhanchée qui l’accompagne à ses côtés. Et qui, par moments, rejoint la sienne, l’épouse, la prolonge, puis la double. Il ne sait plus qui est lui. Qui est l’autre. Cette ombre qui se profile devant lui en claudiquant, à qui appartient-elle ? Est-ce la sienne ou celle du « fratellu » ? À l’heure où Giudice marche sur le sentier de Milelli, les frontières de son corps ne lui sont plus perceptibles. La béance de sa blessure invisible s’ouvre à nouveau et saigne. Il parle au « fratellu », il lui murmure des mots incompréhensibles et il pleure. À travers les larmes qui emplissent sa bouche, il lui dit que rien ne pourra jamais panser sa plaie. Et que nul ne parviendra jamais à combler le manque que son absence a laissé en lui.
De cette époque-là encore, Giudice garde la conviction profonde de porter ancrées à jamais dans sa chair, les empreintes de pouvoirs maléfiques, transmis par la zia. Et aussi une longue estafilade à la hanche, marque tangible de son combat occulte avec grand-mère Ghjuvana, la mazzera.
Cet après-midi d’été, Giudice a voulu prendre en photo la maison de Lopigna, près du cimetière. Il s’est approché avec précaution jusqu’au « portone ». Il a cru entendre un bruit sourd cogner dans le corridor. Un bruit de pas qu’il reconnaît. Il s’est immobilisé, pétrifié, devant la porte à demi-ouverte. Il n’a pas osé s’approcher davantage. Une force invisible l’a pourtant poussé à risquer un coup d’œil jusque dans l’enfilade du couloir. Une force qui l’attire vers cette béance grand ouverte devant lui. Il s’est ravisé, retenu en deçà de l’ouverture par une force contraire. Mais il n’a pu résister au désir instinctif de prendre cette béance en photo. Le déclic s’est produit presque à son insu. Il tremble, pétrifié. La photo est blanche. Blanche et vide. Elle porte, cloué dans son opacité d’opaline, le numéro 66.
En 1966 mourut l’amant de Zia Ghjuvana. Ghjacumu, « u notariu ».
Depuis longtemps déjà, Capuralinu, son mari, avait précédé le « notariu » dans l’autre monde. Giudice n’a pas gardé de souvenir marquant des obsèques de l’amant de la zia. Il se souvient seulement d’avoir accompagné la zia, malgré la réprobation de son père.
Avec la mort du « notariu » s’éteignit doucement la rumeur villageoise. Il faut croire que les vociférations de pleureuse de la zia avaient eu raison des mauvaises voix qui circulaient dans le maquis comme langues de feu. Nul au village n’osa provoquer Zia Ghjuvana. Elle était crainte et respectée. Ses talents de pythie la tenaient hors d’atteinte des commérages ordinaires. Elle excellait comme vocifératrice dans l’office des morts. Dominant le chœur des femmes qu’elle couvrait de ses cris et de ses pleurs, elle s’arrachait les cheveux, à la manière antique. Avec l’âge, pourtant, les passions de zia Ghjuvana s’assagirent. Mais sa réputation de strega demeura longtemps vivace par tout le canton. Aujourd’hui encore, bien des années après la disparition de sa grand-mère, Giudice hésite à évoquer son souvenir. Et lorsqu’il se rend à Milelli où elle repose parmi les siens, il se sent malmené par les forces obscures qui émanent de sa tombe. Les poings serrés dans ses poches, il se lamente, et dans ses larmes et ses sanglots, il implore le « fratellu ». Il lui susurre des mots d’amour, des mots oubliés dont il ne retrouve l’usage que pour lui seul. Il le supplie de lui venir en aide, de l’aider à tenir la zia à distance, elle qui ne rêve que de s’approcher du dernier survivant de la fratrie, de le bercer de ses « lamenti » et de l’emporter dans ses sombres vaticinations. C’est à qui, de la strega ou de son frère, l’emportera. Chacun lutte pied à pied dans le cœur tremblant de Giudice.
Le sgiò redresse la tête, déplie lentement sa longue silhouette. D’un geste ferme de la main, il brosse sa belle chevelure châtain, tissée de fils blancs. Du regard encore embué d’émotion, il embrasse le Campusantu, sa propriété désormais. Il faudra tailler les arbres à la saison prochaine, rentrer le bois pour l’hiver. Mettre une dalle de marbre sur la tombe de la mère, avant la fête d’Ognissanti. Il faudra qu’il en parle à Toussaint. Il tire le portail derrière lui et reprend sa marche claudicante sur le sentier de Milelli, la silhouette de son frère solidement arrimée à la sienne.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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C'est vraiment un très beau texte, Angèle. J'avais envie que cela continue mais c'est vrai , j'oublie toujours qu'il y a une fin.
Rédigé par : myriade | 29 novembre 2005 à 08:22
Flap ... l'oiseau se pose
Magnifique... ce texte nous plonge dans un univers bien particulier dont on ne ressort qu'avec difficulté. L'envoûtement s'opère tant par les mots que par les références. J'avoue être admiratif. Merci pour ce très bon moment de lecture.
busard
Rédigé par : busard | 29 novembre 2005 à 10:39
Envoûtante, cette histoire de Mazzeru où planent les mystères de toute une culture, de ce qui peut se dire et... de ce qui doit se savoir.
Moi qui n'ai jamais mis les pieds dans ton île, je viens d'en faire une mémorable visite, authentiquement dirigée par les pas de tes mots.
Bravo!
Rédigé par : Edith | 29 novembre 2005 à 10:41
Myriade, busard, Edith, vous me bouleversez... Moi qui suis tellement dans le doute. J'ai voulu dans cette nouvelle "me délivrer" et "délivrer" aussi des personnes que j'aime et avec qui je suis en totale empathie. Oui, cette nouvelle est bien la mise au jour de lointains échos... mais c'est aussi un pacte de fidélité, de sens et de sang avec la culture qui m'habite. Je craignais de ne pouvoir partager tout cela, compte tenu de tous les "clichés" qui courent sur la Corse et sur sa culture. Vos réponses viennent me prouver le contraire. Merci à vous... du fond du coeur. Grâce à vous, je me sens moins seule.
Rédigé par : Angèle | 29 novembre 2005 à 13:22
Mystérieuse, touchante, troublante, angoissante, mais aussi fascinante, passionnante - c'est ça, la Corse!
Je vous embrasse, Lola et Giudice!
Rédigé par : Ouchy | 29 novembre 2005 à 15:08
Pas mal, pas mal !! J'ai tout lu, j'y étais, j'ai tout vu. Merci Angèle.
Rédigé par : anie tor | 01 décembre 2005 à 23:41