Mazzeru ? Lola continue d’explorer cette piste, nouvelle pour elle. Comment pourrait-elle désormais résister au désir d’en savoir davantage, maintenant que le Cavaliere lui a ouvert les yeux sur les arcanes de sa lointaine Cinarca ? Lola se souvient des propos que Saveria, une vieille amie de famille, avait tenus sous le tilleul, à l’orée de l’été. « Ces gens du centre de l’île, des sauvages ! La civilisation n’est jamais arrivée jusqu’à eux. Des rustres, des primitifs ! » Pareils clichés mettaient Lola hors d’elle. Mais elle aurait perdu son temps à vouloir convaincre Saveria du contraire. Elle s’était tue et s’était contentée d’ébaucher un haussement d’épaules affligé.
Lui, le Cavaliere cinarchese, il en sait long sur les mazzeri. Mais il ne cesse d’opposer un silence farouche à la curiosité de Lola. Il sait de quoi il parle, même si ses paroles sur le sujet sont mesurées. Elle n’ose dire comptées. Les faits, foudroyants, semblent lui donner raison. Leur force insidieuse l’a poussé dans ses retranchements.
Cet après-midi-là, en plein cœur de la Cinarca, Giudice, le Cavaliere et seigneur du lieu, a proposé à Petru Simone, le compagnon de Lola, une balade entre hommes. Seul à seul, tous les deux. Ensemble, ils sont partis en direction du haut Cruzzinu, l'abandonnant, elle, à son journal de voyage. Elle se demande ce qu’il a derrière la tête, le sgiò. Peut-être rien. Sinon, ce désir qu’il a d’être seul avec lui. « U fratellu », comme il l’appelle. Elle comprend. Elle sait ce que cela veut dire. Elle l’aime aussi, le Cavaliere, pour la tendresse qu’il a pour Petru. Lola profite de sa solitude forcée pour écrire, installée dans le petit salon qu’elle aime tant. Elle se sent triste soudain, abandonnée. Alors elle rêve, elle perd le fil de ses pensées. Elle s’évade sur la crête arrondie de la première montagne qui lui fait face, au-delà de la fenêtre ouverte. Son regard se pose sur deux constructions à l’entrée du village, deux maisonnettes, une rose, une jaune. La mairie, la poste. A quelques mètres de la place aux monuments aux morts. Elle les regarde l’une et l’autre avec attendrissement. Elle sait que son regard à lui se pose tous les jours sur ces façades presque jumelles.
Elle surveille les reflets d’eau et de lumière qui jouent entre les feuilles. Tout en suçotant le bout de son crayon. Voilà deux jours qu’il pleut. Le ciel est lourd de menaces incertaines. Des ondées violentes s’abattent par saccades sur les arbres, baignent la montagne où s’accrochent des bouffées de nuages filandreux. Il fait un temps de presque automne. Un temps à allumer le premier feu de cheminée. Elle écoute les bruits de la maison. Elle laisse venir à elle les voix qui montent à travers le plancher. Elle se fait discrète, Lola ; lovée dans les coussins du lit-bateau. Elle glisse ses pieds nus sous la fourrure du chat qui ronronne, couché en boule. Elle attend le retour des hommes. Elle a besoin de sa présence à lui pour se sentir justifiée de la sienne dans la maison. Elle l’attend.
La clochette qui tintinnabule au-dessus de la porte de la cuisine l’avertit de leur retour. Elle reconnaît leur voix. Puis leurs pas. Les escaliers de bois craquent. Ils sont là, tous les deux auprès d’elle. Lui, le sgiò, il est essoufflé. Il fume cigarette sur cigarette. Il fume trop. Elle le lui dit d’ailleurs. Il arpente la pièce nerveusement. Il emplit l’espace de sa haute stature et de ses gestes fous. Elle le dévisage pour tenter de garder en mémoire la moindre expression de son sourire, le moindre plissement d’yeux. Ils prennent place, chacun dans un fauteuil. Giudice pose son appareil photo sur la table basse, à côté du cendrier. Il la regarde. Elle aime sentir, posé sur elle, son regard de photographe, à la fois délicat et sensuel. Giudice se lance dans le récit de leur après-midi. Il raconte. Il raconte leur errance sur les petites routes de la Cinarca. Il voudrait raconter Lopigna. Ce qui s’est passé à Lopigna.
Mais les mots trébuchent, se refusent. Il trépigne. Il est trop énervé. Il tire fébrilement sur ses cigarettes. Il s’assied aux pieds de Lola, l’appareil photo entre les mains. Il fait défiler pour elle les photos qu’il a prises à Lopigna. Et aussi, celle qui a déserté l’objectif. Celle qui lui a résisté. Qui s’est dérobée à lui. Volatilisée. Absentée.
Il raconte. D’abord le cimetière, à l’entrée du village. Les tombeaux pentus, enveloppés du silence de la châtaigneraie. Puis cette maison haute, aux murs rustiques, tout en pierres du pays. L’une des premières à l’entrée du hameau. Ce soir, il y a bal au village et la musique du bar emplit l’air de ses bourdonnements. Giudice se gare pour prendre la maison en photo. Un détail de la porte. Ces deux gouttes en triangle qui ornent le linteau.
On dirait deux seins en forme de poires. Très stylisés. Des seins et des poires. Ou alors, des symboles maçonniques dont le sens leur échappe. Lola s’étonne. Elle n’a jamais rien remarqué de semblable dans les villages du Cap. Ni dans aucun village de Haute-Corse d’ailleurs. Giudice raconte l’autre cliché. L’entrée de la maison, l’entrée seulement. La porte semi-ouverte. Sur une forme invisible mais présente. Une présence qui se dérobe, terriblement obsédante malgré son absence. Cette porte, entrouverte sur son secret, elle est là qui attise l’œil expert de Giudice. Il s’avance, prudent. Déclic. Il vérifie. Rien. La photo est blanche. D’une blancheur d’opaline. Seul figure, inscrit en haut à gauche, un numéro. Le 66. Le numéro du cliché.
Ils sont pourtant sûrs l’un et l’autre de n’avoir pas rêvé. Ils ont bien entendu le déclic. Giudice échange avec son ami un regard effaré. Il tend l’appareil à Petru. Ensemble, ils regardent sans comprendre. Ce vide blanc. Épais. Opaque. Le Cavaliere sent monter en lui une peur qu’il connaît trop bien. Qu’il se refuse à nommer. Il résiste de toutes ses forces vitales aux puissances occultes qu’il ne sait pas maîtriser. Il remet le moteur en route, précipitamment. Il est sur le point de prendre la fuite. Petru pose doucement sa main sur le bras de Giudice. Il l’interrompt dans son élan. D’une voix calme il lui dit : « Giudice, fais marche arrière, il faut que tu reprennes cette photo ! » Le Cavaliere se tait. Il se résigne en silence. En silence et à la hâte, il prend un autre cliché de la porte. Il y a une fourche posée contre le mur. Il vérifie. La photo prise est bien là. Les autres aussi. Il y a le cimetière, les deux gouttes en triangle. Il y a aussi la porte semi-ouverte sur l’invisible d’un corridor. La fourche posée contre le battant. Les dents fichées dans le sol. Elle est étrange, cette photo. Avec cette fourche qui imprègne le lieu de sa force sûre, évidente, nécessaire. Abandonnée là. Par qui ? Pour quelle fenaison ? Giudice vérifie encore. La photo blanche ne s’est pas effacée. Elle tient sa place parmi les autres. Elle densifie par contraste le mystère que son absence enferme.
Ils reprennent la route, perplexes. Troublés. Chacun s’absorbe dans ses pensées. Aucun ne parle. Tous deux savent ce qui préoccupe l’autre. Ils rentrent au village. Ils ont hâte de retrouver Lola, de lui raconter Lopigna, de lui raconter la photo blanche. Lui, il sait qu’elle l’écoutera, qu’elle ne se détournera pas de lui en souriant d’un air condescendant. Il sait qu’elle l’écoutera. Il sait qu’elle le comprendra. Il se lance à corps perdu dans la parole. Cela le rassure de parler. Raconter Lopigna, c’est donner sens à ce qui s’est passé. C’est aussi inscrire cette étrangeté dans la continuité d’une histoire qui lui appartient.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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Dans la préface de Pierre et Jean, Guy de Maupassant écrit :
« La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler... La nature de cette langue est d'être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre. Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes plus abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n'atteindront pas la simplicité qui n'en a pas. »
Si je cite cet extrait, c’est parce que ce que vous avez écrit là, Angèle, me fait penser à Une vendetta de Guy de Maupassant. Vous savez cette terrible histoire (pour moi vraie) qui effraie encore quand on regarde la mer du haut des falaises de Bonifacio…
Vous, vous dites avec cette simplicité-là, justement, ce que je ne suis jamais parvenu à écrire !
Merci beaucoup et je vous remercie de lire ce qui suit comme un gage de mon infinie reconnaissance affectueuse et peut être plus…
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JAMBE AMPUTEE
Ses tentatives littéraires (les miennes) n’étaient en fait qu’une aventure sans risques… l’expression d’un manque de courage à affronter la réalité morne et stérile de la vie quotidienne... Cela elle le savait, elle le lui avait dit, écrit, crié. II savait que cette lente dérive le conduirait à rejoindre la cohorte des poètes disparus pour n’avoir su exister que dans le désir d’en être…
Inconsciemment sans doute, il résistait à la jouissance d’être un être simple… il avait peur… peur que son être intime échoue sur ce qui lui tenait le plus à cœur... Partager le bonheur simple avec elle… Sans elle, il ne parviendrait pas à poursuivre son récit... Il chercherait des développements impossibles... Il figerait des situations en mouvement…Il paralyserait ses élans...
Ce n’était pas dans ses instants d’échec qu’il s’appuyait sur elle... il la savait tout aussi faible… mais dans ses si rares et si précieux instants de succès... ceux où, avec bienveillance, elle rédigeait pour lui... pour l’aider à poursuivre. Ce n’était pas le hasard qui avait fait converger leurs routes… elles étaient tracées d'avance par les muses méditerranéennes de l’Antiquité, qui avaient présidé à leur naissance...
Tous leurs ratages de l’enfance produisaient des moments de lumière... leurs accumulations balisaient une route partagée... ce manque de l’un à l’autre, ce regard constant, croisé par les éclats électroniques de leurs ordinateurs, leur permettait de mesurer déjà le chemin parcouru… Cela produisait une sensation douloureuse comme la blessure d’une jambe amputée qui n’était plus… et dont l’absence fait souffrir plus encore que la présence...
Amicizia
Guidu _______________
Rédigé par : Guidu | 05 décembre 2005 à 10:25