Actes Sud, 2005.
LE TOMBEAU VIDE DE LA CHAPELLE AJAX
Ce qui surprend et subjugue dans La Chapelle Ajax de Cécile Ladjali, c’est l’inventivité de la romancière. Créatrice de mots, d’idées et d’architectures, Ladjali a la trempe d’un écrivain. Quant au substrat culturel sur lequel repose l’énigmatique Chapelle Ajax, il est indéniable. Nul ne le contestera.
Tout surprend dans ce roman de l’incongru qui frise la fable surréaliste. À commencer par les vingt-six suicides qui ponctuent le récit. Et forment boucle. S’agit-il d’un unique et même suicide, revisité à l’infini jusqu’au terme du roman ? Modulé selon un ensemble de constantes et de variantes qui tissent leurs leitmotive au cours du texte ? Ou au contraire de plusieurs suicides, consécutifs aux événements vécus par le héros ? Ces suicides sont peut-être l’écho métaphorique des multiples suicides internes dont chaque être humain est le résultat vivant. Et pour Ajax, qui veut changer sa vie de héros ordinaire en œuvre d’art, il lui faut mourir à lui-même, accepter de renoncer à une partie de soi pour permettre à l’essentiel d’advenir un jour.
Ajax, dont le prénom de baptême est un « prénom de mélancolie », est une figure complexe, d’une étrangeté déroutante. Chauffeur de taxi criminel et suicidaire, Ajax se métamorphose en peintre de talent. Obsédé par le Noir. Avec Ingeborg, son égérie du moment, il s’attelle à la réalisation complexe d’un triptyque pour la chapelle dont il assure, avec elle, la restauration :
« Car la chapelle d’Ajax était un tombeau vide.
La chapelle d’Ajax était le sourire d’Ingeborg.
L’épaisseur de l’ouïe.
Implacable malédiction. »
Marqué par les stigmates douloureux d’une naissance bâtarde, « toujours poursuivi par son point de départ », Ajax est un oriental que ses antiques origines guerrières poursuivent jusque dans sa vie de chauffeur de taxi ordinaire. Ajax, réminiscence (résurgence ?) du lointain héros grec condamné à affronter Hector en combat singulier, est aussi condamné, dans sa vie de banlieusard, à faucher les vies sur son passage et à nettoyer son pare-brise des giclures laissées par l’explosion des corps. Et à se jeter ensuite, à bord de sa DS, du haut des falaises qui « tombent blanches comme des os dans la mer ».
Après le séjour d’Ingeborg aux Etats-Unis et son suicide, Ajax traverse les mers et se rend vers le nord. Il s’installe en Crimée, où commence pour lui une nouvelle vie. Pas si nouvelle en définitive, puisque si elle ne le détourne nullement de son projet pictural, elle ne l’affranchit pas davantage du suicide final ni du sacrifice qui le précède: la mise à mort du jeune Ariel, fils adoptif d’Ajax (réminiscence du sacrifice d’Abraham ?). Est-ce là le prix à payer pour qu’advienne enfin l’œuvre d’art ? C’est ce qu’il me semble avoir compris de ce roman de formation, coupant comme de l’acier.
Que manque-t-il à La Chapelle Ajax, pour faire de ce récit de facture totalement nouvelle, un roman parfaitement abouti ?
Déroutant, déconcertant, dérangeant, La Chapelle Ajax est riche de trouvailles. Mais ces pépites qui éclatent, multiples, à tout bout de phrases, et brillent de mille feux tout au long du récit, sont en fait des pépites froides et leur éclat ne suffit pas à éblouir le lecteur. Qui reste, spectateur distancié, impuissant et indifférent sur la grève, hors de portée du rêve ! Ce qui manque à La Chapelle Ajax, c’est la palette émotionnelle qui embrasse dans un même flux personnages et lecteurs. Cette riche palette d’émotions intimes, que j’avais trouvée en lisant autrefois le roman philosophique de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu (référent littéraire de Cécile Ladjali) ou, plus récemment, en restant absorbée pendant des heures devant des Noirs de Rothko (référent pictural de Cécile Ladjali). Tout cela fait cruellement défaut dans La Chapelle Ajax. Rien dans la composition de Cécile Ladjali de ces indicibles états d’émotion qui font frissonner d’admiration et d’effroi. La Chapelle Ajax est bien un « tombeau vide » et le trésor que le lecteur s’attendait à trouver lui a été confisqué.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Agrégée de lettres, Cécile Ladjali (née en 1971) enseigne le français dans un lycée de Noisy-le-Grand. Elle a récemment publié un dialogue avec George Steiner Éloge de la transmission. Le maître et l’élève. Réflexion nourrie de son expérience de pédagogue inventive et passionnée. Qui régénère, par le regard porté sur le rapport maître-élève, l’art d’enseigner la littérature. Un art qui s’appuie pour l’essentiel sur la mise en situation des adolescents avec les textes dits « classiques ». Moyen par lequel Cécile Ladjali facilite l’accès à la lecture et à la langue écrite à ses élèves, persuadés qu’ils sont que la littérature n’est pas faite pour eux.
Outre Éloge de la transmission, paru en 2003 aux éditions Albin Michel, deux autres publications ont vu le jour, inspirées toutes deux des travaux pédagogiques de Cécile Ladjali avec ses élèves: Murmures (2000) et Tohu-Bohu (2002), édités par L’Esprit des Péninsules.
Chez Actes Sud (où vient d'être publié La Chapelle Ajax), est sorti en 2002 le premier roman de Cécile Ladjali : Les Souffleurs, « un texte baroque et cruel sur le théâtre ».
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