Né à Turin le
29 novembre 1902, Carlo Levi est un homme de culture, engagé sans concessions ni compromis dans le dur combat pour la liberté. Journaliste et écrivain, il dénonce ouvertement les exactions des fascistes qui persécutent son pays. Son action contre le régime de Mussolini lui vaut d’être arrêté et condamné à trois ans d'exil (1935). Il est envoyé
« al confino », d'abord à Grassano, puis à
Aliano, en Lucanie (aujourd'hui Basilicate), terre perdue et abandonnée du fin fond de l’Italie du sud.
Carlo Levi
Le Chemin vers les grottes de San Giovanni in Grassano, 1935
Huile sur toile, 74 x 93,5 cm
datée au dos (9 septembre 1935)
Rome, Fondation Carlo Levi, inv. IF 800
Source
CRISTO SI È FERMATO A EBOLI
De cette dure expérience d'exil à Aliano, qui le marquera à vie, Carlo Levi rapporte le témoignage dans un récit :
Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli), récit dont il entreprend la rédaction le 25 décembre 1943 à Florence. Il achève le manuscrit le
18 juillet 1944. Publié en 1945, dix ans après cette période de relégation à Aliano (Gagliano dans le récit), l’ouvrage est tenu pour un témoignage exemplaire du courant néoréaliste. Il atteint une renommée qui fait le tour du monde et assure à Carlo Levi une autorité intellectuelle et morale que rien dans la vie de l’homme ne viendra jamais démentir.
Envoyé en résidence surveillée dans un village perdu de l’Italie du sud, le narrateur (Carlo Levi) découvre la vie de paysans oubliés de tous. Des hommes comme de Dieu. Loin, très loin après Eboli, très à l’écart des terres « chrétiennes », se trouve la terre ingrate de Gagliano. Qui rend les hommes exsangues, rongés par la malaria. Cette misère, le narrateur va l’approcher de très près et tenter de la soulager. Sa générosité et ses talents de médecin (bien que docteur en médecine depuis 1924, Carlo Levi avait abandonné l'exercice de la médecine pour la peinture et l’écriture) vont lui gagner la confiance des habitants de Gagliano et des environs. Des liens se tissent, qui sortent provisoirement de leur apathie et de leur solitude ces paysans jusqu’alors enchaînés au poids de l’oubli. Le moment de la séparation venu (Carlo Levi est libéré en mai 1936), le narrateur promet à ses amis de Gagliano de témoigner en leur faveur. Afin que soit connu de tous l’état d’abandon, d’isolement et de misère dans lequel sont tenus les gens du sud.
De retour au cœur du « monde civilisé », Carlo Levi tient sa promesse. En écrivant
Le Christ s’est arrêté à Eboli, l’écrivain rend hommage à ses amis du sud et dénonce l’insoutenable dureté de leur vie. Il contribue par là à faire éclater au grand jour le scandaleux problème du mezzogiorno. Nul ne peut désormais ignorer que le Christ s’est vraiment arrêté à Eboli.
Le récit de Carlo Levi a été porté à l’écran en 1979 par Francesco Rosi. Avec, dans le rôle du narrateur, Gian Maria Volonté.
Carlo Levi est également connu en Italie pour son œuvre picturale, d’une éclatante sensualité. Une peinture dont le style se rapproche de celui de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité). Une grande partie de ses toiles est aujourd'hui conservée au Centro Carlo Levi de Matera, à proximité d'Aliano, et à la Fondation Carlo Levi de Rome.
EXTRAIT
« - Buona gente ma primitiva. Si guardi sopratutto dalle donne. Lei è un giovanotto, un bel giovanotto. Non accetti nulla da una donna. Né vino, né caffè, nulla da bere o da mangiare. Certamente ci mettrebbero un filtro. Lei piacerà di sicuro alle donne di qui. Tutte le faranno dei filtri. Non accetti mai nulla dalle contadine -. Anche il podestà è delle stesso parere. Questi filtri sono pericolosi. Berli non è piacevole. Disgustoso anzi. - Vuol sapere di che cosa li fanno ? - E il dottore mi si china all’ orecchio, balbettando a bassa voce, felice di aver ricordato finalmente un termine scientifico esatto. - Sangue, sa… sangue ca-ta-meniale - mentre il podestà ride di un riso di gola, come una gallina.
- Ci mettono anche delle erbe, e pronunciano delle formule, ma l’essenziale è quello. Son gente ignorante. Lo mettono dappertutto, nelle bevande, nella cioccolata, nei sanguinacci, magari anche nel pane. Catameniale. Stia attento -. Quanti filtri, ahimè, avrò bevuto senza saperlo, nel corso dell’anno ? Certamente non ho seguito i consigli dello zio e del nipote, e ho affrontato ogni giorno il vino e il caffè dei contadini, anche se chi me lo preparava era una donna. Se c’erano dei filtri, forse si sono vicendevolmente neutralizzati. Certo non mi hanno fatto male; forse mi hanno, in qualche modo misterioso, aiutato a penetrare in quel mondo chiuso, velato di veli neri, sanguigno e terrestre, nell’altro mondo dei contadini, dove non si entra senza una chiave di magía. »
Carlo Levi, Cristo si è fermato a Eboli, Einaudi Editore, 1951, pp. 19-20.
« Braves gens, mais primitifs. Que je me méfie surtout des femmes. » « Vous êtes un jeune homme, un beau jeune homme. N’acceptez rien d’une femme. Ni vin, ni café, rien à boire ni à manger. Elles y mettraient un philtre. Vous plairez sans aucun doute aux femmes d’ici. Toutes vous prépareront des philtres. N’acceptez jamais rien des paysannes. » Le podestat est du même avis. Ces philtres sont dangereux, et pas agréables à boire, dégoûtants même. « Voulez-vous savoir avec quoi elles le font ? » Et le docteur de se pencher à mon oreille, bégayant à voix basse, heureux de s’être rappelé enfin un terme scientifique exact : « De sang, savez-vous, de sang ca-ta-ménial », pendant que le podestat rit de son rire de gorge, comme une poule. « Elles y mettent aussi des herbes et prononcent des formules, mais l’essentiel, c’est le sang. Elles le mettent partout, dans les boissons, dans le chocolat, dans les boudins, peut-être même dans le pain. Cataménial. Faites attention. » Que de philtres, hélas, n’aurai-je pas bus, sans le savoir, au cours de l’année ? Naturellement je n’ai pas suivi les conseils de l’oncle et du neveu et j’ai affronté chaque jour le vin et le café des paysans, même si c’était une femme qui me le préparait. S’il y avait des philtres, peut-être se sont-ils réciproquement neutralisés. Ils ne m’ont fait aucun mal ; peut-être au contraire m’ont-ils aidé, d’une façon mystérieuse, à pénétrer dans ce monde fermé, voilé de noir, fait de sang et de terre, ce monde étranger des paysans, où l’on n’entre pas sans une clé magique. »
Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, Gallimard, 1948 ; Collection Folio, 1977, pp. 21-22.
Angèle vous devez être bénie des dieux, quels qu'ils soient ! Quel talent, quelle sagacité ! Pas un jour ne se passe sans que je trouve chez vous de quoi susciter mon intérêt ou carrément me faire bondir de joie ! Je trouve ce matin votre note sur Cristo si è fermato a Eboli. Film culte pour moi, s'il en est ! La sobriété de Gian Maria dans ce rôle d'exilé, la beauté rude, dépouillée et tragique de Matera, l'immobilité du temps pesant, que d'émotion, que de regrets. Je n'ai malheureusement pas lu le livre (désolée, culture exclusivement cinématographique dans le cas présent), mais je crois que je vais essayer de me le procurer afin de me replonger dans cette atmosphère lunaire où le temps, tout comme le Christ, s'est en effet arrêté.
En anglais, on dit "you've made my day" à quelqu'un qui par une action quelconque a illuminé la journée d'autrui. Je vais me refaire le film et vivre aux côtés de Gian Maria toute la journée ...
Rédigé par : pascale | 30 novembre 2005 à 09:44
Merci, Pascale de cet enthousiasme qui me tient en éveil et me pousse à poursuivre mes pérégrinations entre littérature, cinéma et tant d’autres vagabondages culturels.
Pour moi, Cristo si è fermato a Eboli, c’est un pan entier de mon histoire personnelle. Et un itinéraire. J’ouvre le livre de l’éditeur italien Einaudi et je vois qu’il a été dédicacé à mon père par l’un de ses vieux amis du lycée de Bastia, corse lui aussi. Je me dis, en feuilletant le livre, que mon père l’a tenu entre les mains. Certaines pages sont annotées et je reconnais sa belle écriture fine que j’aime tant. C’est lui qui m’a offert ce livre, que j’ai lu et relu à maintes reprises. Et que j’ai fait découvrir, plus tard, à mes élèves.
Et puis, il y a eu deux films qui m'ont marquée : celui de Francesco Rosi, directement inspiré de l'ouvrage de Carlo Levi, tourné à Matera, et L’Évangile selon Saint Matthieu, de Pier Paolo Pasolini, qui n’a rien à voir apparemment avec Levi, mais qui a été tourné lui aussi à Matera, et que j'ai vu plusieurs fois, et notamment à la rétrospective Pasolini de la Cinémathèque française (février 2003).
Un jour d’été, il y a quelques années à peine, il y a eu mon long périple vers les Pouilles et le Basilicate, dans l’Italie du sud. Eboli, en bordure d’autoroute, suspendue dans toute sa laideur d’immeubles incongrus, inaboutis. J’ai laissé Eboli sur ma droite et je me suis enfoncée, le coeur battant, dans la vieille Lucanie, terre de poètes. Le paysage est devenu désertique, déchiqueté par une étrange érosion. Les villages se sont raréfiés. Il a fallu rouler encore longtemps avant d’arriver en vue de Matera, dont j’avais fini par douter de l’existence. La ville nouvelle est sortie de terre, avec ses inévitables excroissances de laideur. Je ne m’y suis pas arrêtée. Ce que je voulais, c’était Matera la mythique, celle qui a laissé gravé dans mon imaginaire tout un passé ineffaçable. Il a fallu zigzaguer encore et encore et tout d’un coup, Matera était là dans son décor lunaire. Avec ses terres ravinées, ses trous creusés à même le tuf, sur des kilomètres et des kilomètres de circonvolutions autour de la ville haute. Son habitat troglodytique, millénaire ! C’est un labyrinthe éclatant de lumière et de blancheur, tout en escaliers, murets, ruelles qui s’entrelacent, culs-de-sac qui figent la course au-dessus des ravins. Et partout ces précipices, ces «burroni» qui cisaillent la montagne de part en part, si bien que l’on ne sait plus de quel côté du bourg l’on se trouve.
J’avais envie d’escalader les «frane», de me laisser débouler jusqu’au torrent, de grimper de l’autre côté, jusque dans cet îlot flanqué de deux ravins arides. J’étais ivre de cette beauté «incredibile». C’était donc cela, le pays oublié des hommes et de Dieu ! J’avais du mal à y croire. Pourtant, les habitants des troglodytes sont formels. Les habitations aveugles, privées de lumière et d’eau, ont abrité des générations de paysans pauvres. Entassés là, dans la vermine et le moisi, avec leurs animaux. Tandis que dans la ville haute pavanent palais et églises, propriétés des riches familles seigneuriales. Auxquelles, étrangement (ou volontairement), Carlo Levi ne fait jamais allusion.
Il ne m’était jamais venu à l’idée que si Pasolini a choisi de situer à Matera son Évangile selon Saint Mathieu et de tourner la sublime scène de procession dans les enchevêtrements de la vieille ville, c’est peut-être aussi pour réhabiliter Matera à la face du monde et de l’histoire. Pour lui rendre sa dignité. Avec Pasolini, le Christ est allé au-delà d’Eboli. Symboliquement, il y a dans ce choix quelque chose de très fort, quelque chose de totalement bouleversant. Pasolini croyait et a toujours cru, "stupidement" rajoutait-il, à une révolution des pauvres (La Nuova Gioventù).
Je retournerai à Matera. C’est un lieu où souffle l’esprit.
Rédigé par : Angèle | 06 décembre 2005 à 01:16
Un livre qui évoque un lieu de mémoire pour moi, puisque la Lucanie est la terre de mes ancêtres ...
Un lieu où souffle l'esprit, je suis d'accord. J'ai eu la chance de voir la maison de Levi, qu'on peut désormais visiter, cet été. De me recueillir un instant sur sa tombe, si simple, si sobre, dans ce cimetière où il aimait à converser avec le fossoyeur.
J'aime ce pays, parce qu'il fait partie de moi, bien sûr, mais aussi parce qu'il vous possède, insensiblement, avec une magie indéfinissable, indicible. La lumière y est extraordinaire. Le sourire des plus humbles aussi.
Le Christ s'est arrêté à Eboli n'est pas seulement un livre, ou un film pour moi. Ce sont des vies, des lieux ; des paysages que je ressens. Que je connais. Sant'Arcangelo la blanche. Missanello. L'Agri. Ce sont des pans d'une histoire familiale. Tout simplement.
Merci de parler de ce livre, que mes grand-parents ne connaissaient même pas. Jamais en effet ils n'auraient imaginé qu'un écrivain parle un jour de leur vie ... Ce livre qui fut une révélation lorsque je l'ai découvert au hasard d'une version d'Italien il y a bientôt 8 ans. Et je n'ai regretté qu'une chose. Que Levi ne soit plus de ce monde. J'aurais tant aimé lui dire merci !
Rédigé par : Rachel | 08 janvier 2006 à 23:38
J'ai beaucoup travaillé sur Carlo Levi (je suis universitaire). Y a-t-il un centre de recherches en Belgique concernant Levi ? Un éditeur intéressé par un ouvrage en français sur le rapport entre la technique picturale et la technique littéraire de Levi ?
Rédigé par : Michel Arouimi | 19 avril 2006 à 15:33
Le mieux, à notre sens, est de vous adresser à la Fondation Carlo Levi :
Fondazione Carlo Levi
Via Ancona, 21
00198 Roma
Rédigé par : TdF | 20 avril 2006 à 10:47
Une projection de Cristo si è fermato a Eboli aura lieu à Bastia dans le cadre de l'Hommage qui sera rendu à Francesco Rosi au cours du Festival du cinéma italien 2007.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 15 janvier 2007 à 22:11
Lors des XIXes Rencontres du Cinéma italien qui se tiennent à Bastia du 3 au 10 février 2007, il sera rendu hommage à Francesco Rosi. Il sera donc possible de revoir Le Christ s'est arrêté à Eboli, mais aussi Salvatore Giuliano, Main basse sur la ville, Le Cas Mattei, Carmen, Oublier Palerme et Trois frères.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 28 janvier 2007 à 11:47