Le 25 novembre 1968 sort en librairie L’Œuvre au noir, le second grand roman de Marguerite Yourcenar après Mémoires d’Hadrien. Et l’un des plus grands romans du XXe siècle. La même année, L’Œuvre au noir obtient le prix Femina à l’unanimité.
Le point de départ de L’Œuvre au noir est un récit intitulé « D’après Dürer ». Publié en 1934 avec deux autres nouvelles, « D’après Greco » et « D’après Rembrandt », dans La mort conduit l’attelage. En 1955, alors qu’elle vient d’achever Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar retouche les textes de 1934, enrichit et amplifie le matériau textuel de « D’après Dürer », qui va devenir au final L’Œuvre au noir. Construit comme un triptyque, le roman se déroule dans l’Europe du XVIe siècle et met en scène, incarnée par le personnage de Zénon, la figure de l’humaniste. Pour brosser les traits de son héros, Marguerite Yourcenar s’est inspirée des grands noms de cette époque : Pic de la Mirandole, Érasme, Léonard de Vinci, Paracelse, Ambroise Paré, Campanella, Giordano Bruno... Dans « La vie errante », le jeune Zénon, promis à la cléricature, quitte les terres du « plat pays » pour courir le monde. Il découvre une Europe affligée de mille fléaux, des hommes dressés les uns contre les autres, meurtris par toutes sortes de maux. Mais ni les épidémies de peste qui ravagent les populations, ni les guerres qui achèvent de les décimer, n’arrêtent Zénon. Son intelligence vive, sa soif de savoir, sa curiosité, toujours insatisfaite, son esprit critique, le poussent à poursuivre sa route. En quête d’aventures spirituelles, il ne perd pas de vue pour autant ses passions et s’adonne à la médecine, aux sciences, à la philosophie et à l’alchimie (à laquelle le roman doit son titre). Mais des bruits circulent sur cet homme étrange, en butte aux persécutions. Zénon est contraint de fuir. La seconde partie, « La vie immobile », est l'antithèse de la première. Zénon est de retour à Bruges, mais il a changé de nom. C’est sous une fausse identité qu’il exerce son métier de médecin. Il a trouvé refuge auprès du prieur des cordeliers qui l’héberge dans son couvent. Là, il soigne ses malades et s’adonne à ses activités de chercheur. Jusqu’au jour où le prieur l’enjoint de prendre la fuite. Zénon y renonce. Compromis par de faux témoignages, il est jeté en prison. Troisième et dernière partie, « La prison ». Zénon dévoile son identité. Condamné pour athéisme et hérésie, il peut obtenir la vie sauve à condition d’abjurer. Plutôt que de se rétracter, Zénon préfère se donner la mort. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
« Une métaphore plus fluide s’insinuait en lui, produit de ses anciennes traversées marines. Le philosophe qui tentait de considérer dans son ensemble l’entendement humain voyait sous lui une masse soumise à des courbes calculables, striée de courants dont on eût pu dresser la carte, creusée de plis profonds par les poussées de l’air et la pesante inertie des eaux. Il en fallait des figures assumées par l’esprit comme de ces grandes formes nées de l’eau indifférenciée qui s’assaillent ou se relaient à la surface du gouffre ; chaque concept s’affaissait finalement dans son propre contraire, comme deux houles qui se heurtent s’annihilent en une seule et même écume blanche. Zénon regardait fuir ce flot désordonné, emportant comme des épaves le peu de vérités sensibles dont nous nous croyons sûrs. Parfois, il lui semblait entrevoir sous le flux une substance immobile, qui serait aux idées ce que les idées sont aux mots. Mais rien ne prouvait que ce substratum fût la dernière couche, ni que cette fixité ne cachât point un mouvement trop rapide pour l’intellect humain. Depuis qu’il avait renoncé à confier de vive voix sa pensée ou à la consigner par écrit sur l’étal des librairies, ce sevrage l’avait induit à descendre plus profondément que jamais à la recherche de purs concepts. Maintenant, en faveur d’un examen plus poussé, il renonçait temporairement aux concepts eux-mêmes ; il retenait son esprit, comme on retient son souffle, pour mieux entendre ce bruit de roues tournant si vite qu’on ne s’aperçoit pas qu’elles tournent. » Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, Gallimard, Collection Folio, 1968, pp. 214-215. |
MARGUERITE YOURCENAR Image, G.AdC ■ Marguerite Yourcenar sur Terres de femmes ▼ → 8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar → 6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française → 8 août 117 | Hadrien, empereur de Rome (extrait de Mémoires d'Hadrien) → [La mer, cet été-là] (extrait d’Un homme obscur) ■ Voir | écouter aussi ▼ → le site Voix d'auteurs ou cliquer ICI → On peut aussi écouter une interview de Josyane Savigneau sur Marguerite Yourcenar en cliquant ICI → Pour entendre Marguerite YOURCENAR parler de L’Œuvre au noir et de Mémoires d'Hadrien (émission Apostrophes, A2, du 7 décembre 1979, Archives de l’INA), cliquer ICI |
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Un bien beau livre que L’Œuvre au noir. Une œuvre à part, bien dans le style de l'immense Marguerite. Parfois je me dis qu'elle a eu un drôle de courage pour aborder dans ses livres des thèmes pas vraiment "racoleurs" et d'arriver à en faire des chefs-d'œuvre qu'on dévore. Pour en revenir à L’Œuvre au noir, que j'ai lu il y a longtemps, je me souviens particulièrement de la fin du roman, avec la mort de Zénon, tellement inattendue dans sa mise en scène, tellement réaliste et effroyable. J'en suis restée avec encore, après tout ce temps, un sentiment de choc devant la description de l'horreur et je crois aussi une grande admiration pour la décision qu'avait prise Zénon. Dommage, je n'ai plus le livre sous la main, j'aurais aimé relire les quelques dernières pages...
Rédigé par : pascale | 25 novembre 2005 à 13:29