Le 1er novembre 1972. Ognissanti. Veille du jour des morts. Mort d’Ezra Pound.
Me reviennent en mémoire l’hôtel Eden de la péninsule de Sirmione à l’extrémité du lac de Garde, Rapallo, et bien sûr le Dorsoduro de Venise et le jardin d’Eden de la « locanda Montin », une terrasse ombrée où il se réfugiait souvent, non loin de l’atelier de réparation de gondoles, le chantier naval du squero di San Trovaso en face duquel il loua une de ses chambres en 1908.
« Trovaso, Gregorio, Vio », trois noms qui brillent, mystérieux et magiques comme des talismans aux yeux de Pound, trois noms de canaux au bord desquels il vécut ébloui à diverses époques de sa vie. Et puis vint un jour la traversée dans la gondole des morts vers l’île San Michele, au large des Fondamente Nuove, île où il repose aujourd’hui, dans le camposanto, au voisinage de Stravinski et de Diaghilev. Un Concert baroque que dirige avec maestria Alejo Carpentier dans une de ses plus sublimes partitions. Première halte du vaporetto aussi pour ceux qui se dirigent vers les îles de la lagune, de Murano à Burano. Le désir très ardent me prend de citer un très bel extrait du Canto XVII écrit en 1924, polyphonie visuelle que pourrait cerner de brume humide la plainte envoûtée du prélude de Tristan. Plainte que je crois entendre s’échappant des murs du Palazzo Vendramin, à l'occasion du centenaire de la mort de Wagner. 1883-1983. S'intercale Im Treibhaus des Wesendonk Lieder. Venezia 83. Topique psychique banale, me rétorquerez-vous. Peut-être. « Déjà Proust, rêvant à ce qu’il aimerait faire dès la fin de la Grande Guerre, s’imaginait en possession d’un palais vénitien, "comme Réjane", où il eût fait venir le quatuor Poulet, pour lui jouer du Fauré "tandis que l’aube se lèverait sur le Grand Canal" », comme le rappelle avec une ironie (mordante ?) Paul Morand dans Venises (Gallimard, L’Imaginaire, p. 167). Bon, tant pis, je prends ce risque. Nostalgie. « Reverrai-je un jour la Giudecca ou les lumières qui l’environnent ou Ca’ Foscari ou Ca’ Giustiniani ou les bâteaux amarrés au large des Zattere », ainsi que l’écrivait Pound dans une partie manuscrite non publiée de ses Cantos pisans : « There, in the forest of marble, The stone trees - out of water - the arbours of stone - marble leaf, over leaf, silver, steel over steel, silver beaks rising and crossing, prow set against prow, stone, ply over ply, the gilt beams flare of an evening [...] And the waters richer than glass, Bronze gold, the blaze over the silver, Dye-pots in the torch-light, The flash of wave under prows, And the silver beaks rising and crossing. Stone trees, white and rose-white in the darkness, Cypress there by the towers, Drift under hulls in the night. 'In the gloom the gold Gathers the light about it. » « Là dans la forêt de marbre, les arbres de pierre – issus de l’eau – les charmilles de pierre – feuille de marbre sur feuille, argent, acier sur acier, becs d’argent entrecroisés, proue collée à proue, pierre, pli sur pli, les poutres dorées s’embrasent d’un soir […] Et les eaux plus riches que le verre, Or bronze flamboyant contre argent, Pots à peinture à la lueur des torches, Eclair de la vague sous les proues, et les becs d’argent se croisent et s’entrecroisent. Arbres de pierre, blanc et blanc-rose dans les ténèbres, Cyprès là près des tours, Dérive sous les coques dans la nuit. Dans l’obscurité l’or Attire toute la lumière sous lui. » Ezra Pound, Canto XVII, Cantos, traduction de Philippe Mikriammos, Flammarion, 1986.
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■ Ezra Pound sur Terres de femmes ▼ → « elle, comme un grand coquillage incurvé » → 18 avril 1958 | L’inculpation d’Ezra Pound est levée ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur PennSound) Ezra Pound | The Complete Ezra Pound Recordings → (sur UbuWeb) de très nombreuses archives sonores Ezra Pound |
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« Il miglior fabbro… » : il y a là comme l’innervation d’une ellipse éclatée en myriades d’étoiles filantes …et aussi filées que certaines métaphores. Qui nous donnent une infime idée de ce vers quoi nous portent les expansions infinies de Borges ou de Piranèse. Les échos se démultiplient dans la grande forge des mots tout autant que le dérèglement fou d'un navigateur.
Pound : « il miglior fabbro » (le meilleur forgeron de la langue). « Fu il miglior fabbro » ainsi que l’affirme Dante (dans sa Divine Comédie) d’Arnaut Daniel, l’un des représentants les plus éminents du « trobar ric ». Dante, mettant ces mots dans la bouche de Guido Guinizelli, le fondateur du « dolce stil nuovo ». « … Fra tutti il primo » (« le premier de tous »), renchérit tout aussitôt Pétrarque ; Pound acquiesçant en écho : « le Duecento nous a légué en héritage deux irremplaçables témoignages: la chiesa San Zeno Maggiore de Vérone et Arnaut Daniel », et mettant Arnaut Daniel dans sa ligne de mire, comme s’il était besoin de ne pas être inerme dans son élaboration des Cantos. Quête démesurée en abîme de tout grand œuvre dantesque. Alchimie aussi. « Poète impeccable, […] parfait magicien ès-lettres », proclame pour finir la dédicace des Fleurs du Mal (Baudelaire à Gautier).
En fait, ce qui pourrait ressembler à de simples hyperliens corrélés n’est que simple rebond au gré d’une lecture (très « hasard objectif ») d’une notule de Christian Hubin (dans Parlant seul, José Corti, page 152).
Comme par hasard encore suit la forte invite d’un ami à la lecture de l’ouvrage de James J. Wilhelm : Il Miglior Fabbro : The Cult of the Difficult in Daniel, Dante and Pound, National Poetry Foundation, 1982. Tâche ardue et exigeante, périple d’odyssée. « Why did these poets write such difficult verse ? ». Pauvres internautes que nous sommes. Joyce, au secours !!
Rédigé par : Yves | 04 décembre 2005 à 00:49