Ph., G.AdC
11 NOVEMBRE
L’humidité investit Roquedols. Insinuée dans le château, elle s’installe, me rend paresseux ou, plutôt, privé de l’envie d’en combattre les effets par une activité physique vigoureuse, je me plie à sa loi sans lutter. Jour morne, dont le brouillard et le crachin me contaminent : je me coucherais, attendant sous les couvertures que les heures succèdent aux heures, et que cette impuissance momentanée finisse par passer. À tant aimer de semblables instants, ce sont eux qui, parfois, ne paraissent plus m’aimer. Manière de spleen aurait-on dit le siècle précédent, mais en cette fin d’une autre époque, quel mot résumerait un mal qui n’en termine pas de charger les épaules de ses enfants adultérins ?
J’ai cédé au mystère d’une sente s’engouffrant dans la végétation touffue qu’éclaircissent les coupes intempestives de certains forestiers. Sorti afin de fuir l’engourdissement et la ronde affligeante d’idées plus grises que noires, j’ai marché machinalement, ne me retournant qu’après deux ou trois kilomètres : au sein d’une masse brumeuse presque compacte, les ombres du relief, pas même des silhouettes, prenaient figures de continents engloutis, d’Atlantide silencieuse ou d’îles d’un autre temps dérivant depuis le cambrien sur une mémoire obscure. Encombrant la laie, un énorme tronc, avachi sous une écorce ridée, reposait en pachyderme dont je ne découvris qu’ensuite les blanches entrailles. Un peu partout, des racines pourries, des embryons d’arbres racornis, une faune morte, grossiers hippocampes qui furent bras de souche suppliciée, gargouilles hybrides, espèces monstrueuses, vaste cimetière qu’aurait violé, sous l’emprise de l’ergot du seigle, une populace médiévale tirant les ultimes conclusions de sa foi nécromante.
Lionel Bourg, Notes d’automne, in Une certaine latitude, Éditions Jacques Brémond, 1990, pp. 46-47.
______________________________________
COMMENTAIRE
À mi-chemin d’un parcours d’écriture qui commence le 10 octobre et se clôt le 28 novembre, cette page du 11 novembre résume à elle seule l’état d’esprit et de cœur de Lionel Bourg tout au long des feuillets qui composent ces Notes d’automne.
Source
Bénéficiaire d’une bourse d'écrivain-résident créée par le Conseil général du Gard, Lionel Bourg séjourne durant le dernier trimestre de 1989 au château de Roquedols (à Meyruès, Lozère), mis à disposition par le Parc National des Cévennes. C'est là qu’il écrit son recueil Une certaine latitude, « livre du séjour, livre de Château, mais aussi appel irrésistible vers l'Autre. » Dans cette région des Cévennes où se rendit aussi le poète Virgile, tout juste 2013 années plus tôt.
« ...une vigne maigre dispose à intervalles réguliers ses rangées de sentinelles noires et immobiles guettant la lente montée du jour. »
Ainsi s’ouvre le recueil Une certaine latitude, sur un bref hommage au poète latin. Mais l’identification rêvée de Lionel Bourg à l’auteur des Géorgiques s’arrête là et l’écrivain est rattrapé par d’autres nostalgies. De plus en plus profondes et douloureuses, au fur et à mesure que l’on pénètre dans le paysage mental de l’auteur du Journal d’Anduze. Un monde karstique, où dominent fractures et gisements. Signes d’une « inguérissable déchirure. » Et taillé dans une roche tendre d’où il tire son nom, le château de Roquedols, qui se change en « rocher de la douleur ». Une étymologie fantaisiste sans doute, qui convient toutefois à l’humeur de l’hôte qu’il héberge.
Publiées en 1990, les Notes d’automne ouvrent le recueil intitulé Une certaine latitude. Suivies de : Une longue lettre d’amour en somme et Stances pour un adieu. Les trois volets de ce recueil ne sont en réalité que l’écriture d’une même litanie. D’une même souffrance. D’un même deuil. Et l’ébauche, à la croisée des images et des paysages, à la croisée de la langue et des mots, d’une rencontre possible d’« écritures parallèles ». La réécriture, en quelque sorte, d’une partition monocorde, teintée de gris et de givre, balayée des pluies et des vents de novembre. Inscrite dans la mémoire néandertalienne des Causses et des hauts plateaux cévenols. Que Lionel Bourg, marcheur infatigable, a arpentés quatre mois durant. Et investis de l’intérieur. À la recherche de cette « latitude » où écrire et vivre se rejoignent en une figure unique, susceptible de recomposer les fragments que la brisure originelle a désespérément dispersés.
Comme dans d’autres ouvrages de Lionel Bourg, les moments où affleure le bonheur sont rares pour cet homme lacéré et meurtri. Reste l’écriture. Écriture d’un héautontimorouménos, nourrie de ses propres déchirures. Parce que l’« on écrit afin de ne pas guérir d’une longue et lointaine infection enfantine. » Mais écriture ample, rythmée par une allure attentive à la scansion et aux respirations qu’impose la marche. Une écriture qui inscrit Lionel Bourg dans « la lignée des écrivains randonneurs ».
Angèle Paoli
DR. Texte angèlepaoli
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.