Ph., G.AdC
UNE SILENCIEUSE ORDALIE
Dans ce très beau texte en prose qu’est L’Arrière-pays, le poète Yves Bonnefoy s’essaie à découvrir son arrière-pays mental. Un arrière-pays qui se cherche et se construit au travers des regards portés sur la peinture italienne du Quattrocento. Alimentent ses rêveries les « paysages d’arrière-plans » de Piero della Francesca et les architectures de Brunelleschi et d’Alberti échafaudées dans « la dialectique solaire du plan central ». Davantage mental que géographique, cet arrière-pays qui hante le poète se construit à la croisée des chemins, à cet endroit même où le voyageur hésite, tenté tout à la fois par les paysages dont les perspectives s’offrent au regard et par les lignes des collines qui dérobent leurs arrière-plans démultipliés.
Selon le poète, l’arrière-pays est ce lieu où « l’invisible et le proche se confondent » ; où « la rêverie se nourrit d’une plénitude vacante ». Inaccessible, l’arrière-pays ne peut exister que délesté de tout ancrage géographique. Même s’il s’enracine dans des espaces privilégiés : l’île de Capraia ou les grands déserts, les terres traversées au cours de voyages en Iran, dans le Caucase ou en Grèce. Le poète confronte continûment le temps et l’espace intérieurs qui sont siens à certains de ses souvenirs d’enfant, notamment à la lecture des
Sables rouges. Dont le nom de l’auteur s’est définitivement effacé de sa mémoire, mais non point sa propre identification avec le héros du récit, un archéologue égaré dans une mystérieuse aventure en plein désert de Gobi. Lectures enfantines qui en feront naître d’autres. Celles des lentes expéditions d’Alexandra David-Néel au coeur de l’Asie centrale et du Tibet.
Ainsi le poète tente de circonscrire son espace mental selon des limites et des formes, des figures récurrentes et des approches qui constituent une « aire », son « aire ». Qui va
« de l’Irlande aux lointains de l’empire d’Alexandre que le Cambodge prolonge », en passant par l’Égypte, les sables de l’Iran aux bibliothèques cachées, les villes islamiques d’Asie, Zimbabwe, Tombouctou, les vieux empires d’Afrique, - et certes le Caucase, l’Anatolie et tous les pays de la Méditerranée. » Car, écrit le poète,
« les civilisations que j’assemble, nées du désir de fonder, ont pour signe de soi le cercle, le plan central et le dôme. Au prix, bien sûr d’être investies par un autre cercle, celui de l’horizon inconnu, de l’appel des lointains au pèlerinage, à la quête de l’obsession d’un autre pôle, du doute. » D’autres villes surgissent, d’autres toiles découvertes au cours de pérégrinations italiques, d’autres interrogations, d’autres « icônes », entraînant avec leur surgissement le reflux du « livre détruit », le roman de
L’Ordalie. « Parce que ces bifurcations, ces décompositions prismatiques étaient certes irréductibles à toute psychologie, toute vraisemblance, se retirant comme une eau de l’écriture finie. » Étrange mise en abyme que cette « ordalie » purificatrice. À l’origine d’une nouvelle arborescence, celle d’une nouvelle création, d’
« un nouveau livre, avec ses exigences énigmatiques, son infini rentré, son autonomie silencieuse ! »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Piero della Francesca
Arezzo, Basilica di San Francesco
fresques de La Légende de la vraie croix (détail)
Ph. D.R.
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