PRIMITIALES
Le titre métaphorique Prémices du désert* annonce une aventure nouvelle. Prémices silencieuses, ascétiques peut-être, germinations à l’œuvre dans l’écriture poétique, de l’œuvre poétique à venir.
Poésie du seuil, Prémices du désert occupe dans l’itinéraire poétique de Mario Luzi une place singulière. Il est le lieu d’une transition entre poésie du passé, celle de La Barca (1935) et poésie à venir, Voyage terrestre et céleste de Simone Martini (1994). Mais il garde dans l’intimité de sa trame les traces d’un hermétisme auquel le poète reste attaché. Parce qu’il est son mode d’être-au-monde. Et d'être-à-la-poésie. Une poésie qui procède de l’immergence pour aller vers l’émergence du sens.
Construit sous forme de triptyque, le recueil respecte la chronologie de la composition, qui s’échelonne de 1947 à 1951. Cette période est marquée par une aggravation de la dépression de Mario Luzi. Que sa rencontre avec Cristina Campo ne parvient pas vraiment à dissiper. La tonalité dominante de la poésie luzienne de cette époque est celle d’une mélancolie désespérée, qui diffuse ses ondes de souffrance et de mort jusque dans le poème de clôture « Avril-amour », « ce temps qui souffre et qui fait souffrir ». « Avril-amour » n’est pas un chant du regain. Et même si « l’amour aide à vivre, à durer », le poète garde présent à la mémoire que « sa peine est de survivre à cet instant ».
L’architecture générale du recueil est solidement charpentée. En trois parties d’égal équilibre. Chaque volet du triptyque s'échelonne sur sept poèmes. Et l’on serait tenté de lire, dans cette partition où règne l’hendécasyllabe, le sens caché d’un univers symbolique. Et pourtant…
Le premier volet de Prémices du désert s’ouvre sur le poème « Nè il tempo », « Le temps non plus ». Poème qui donne à l’ensemble du recueil sa tonalité désespérée. Le texte s’enracine dans une région et dans une époque, « senza limiti » et « senza sole »; « sans limite » et « sans soleil ». Une région de la mémoire, prise entre la « nascita nostra senza origine » et la « nostra morte senza fine » ; « notre naissance sans origine » et « notre mort sans fin ». Mémoire moissonnée comme les terres de la « patrie désolée » et, comme elles, dévastées. Par l’exil et la perte. Par le renoncement et l’oubli. Ces sombres haleines, qui touchent toute chose, effacent toute chose de leurs souffles.
« Regarde le temps désespéré de l’orange,
celui bref de l’amandier,
jours que j’emmène vers l’oubli…
de moi il n’y a nulle trace dans les années,
sinon à la façon dont racontent un voyage
les empreintes sur le sable d’un désert »,
confie Mario Luzi, dans « Forse dice l’addio » (« Peut-être dit-il : l’adieu »**).
C’est qu’au-delà de la mort naturelle des choses et des êtres, celle de la grand-mère à qui il s’adresse parfois, Mario Luzi a été confronté, comme tant d’autres, à l’épreuve de la guerre. Dévastations communes partagées, auxquelles s’ajoute la tragédie propre au poète. La réduction en cendres de ses livres et de ses archives à la suite des bombardements de 1944.
De cette époque funeste porte les stigmates la longue « Invocation » du premier volet. Des images surgissent et, avec elles, les villes défuntes, emportées dans la tourmente. « C’était dans le ciel stérile une rupture » ; « nous fûmes la pluie qui tombait de nuages noirs ». Des images qui tissent au fil du texte, dans une étrange litanie, un paysage où s’accrochent encore les « troupeaux » et « leur lenteur », « le baiser sur le pas de la porte » et « le pas dans la chambre ». Des images qui s’enchaînent par de subtils glissements, jusque dans la confrontation exacerbée des contraires : « nous fûmes la fixité dans le mouvement ».
Semblable aux âmes égarées de l’Enfer de Dante, le poète cherche sa voie. Mais s’il erre, comme elles, dans une « forêt inextricable », il se différencie de ces silhouettes vagues en cela qu’il est ballotté par « le vent de la mémoire » qui « disperse et rassemble d’indicibles moi-mêmes ». Et le monde qu’il habite désormais est celui que régit « la sphère d’angoisse de Parménide ». Il ne reste au poète désorienté qu’à invoquer l’instance extérieure qu’il observe. Une instance mystérieuse, « porteuse de couleurs », qui n’a ni nom ni visage. Mais qu’il supplie de le rejoindre. Lui et avec lui, tous ceux que la souffrance a morcelés. Afin qu’elle vienne en aide à tous ceux qui sont enfermés, comme lui. Et comme lui, rigidifiés. Dans la souche d’un tronc d’arbre. Le ton de cette prière se fait pressant. Et la demande, précise :
« Viens, toi, porteuse de couleurs,
éprouves-en, de tes mains prudentes, les épines,
extirpe les ronces, soigne les écorces… »
Le phrasé s’enfle et se gonfle jusqu’à l’acmé, jusqu’à la culminance, du leitmotiv final :
« mais blesse-toi et saigne, toi aussi,
souffre avec nous, humiliés dans un tronc. »
Par trois fois (ohimé ! est l'interjection qui me vient ici à l'esprit), ces injonctions ternaires reviennent ponctuer le poème. À trois moments clés de cette invocation ! À lire et relire ce poème, je vois affleurer, sous la composition savante de la trame, la complexité foisonnante d’images christiques inversées. Déformées par de grimaçantes anamorphoses.
Clé de voûte du recueil, « Invocation » est un poème mystérieux qui diffuse sur l’ensemble des Prémices du désert ses proférations hermétiques. Et laisse entrevoir sous les accents déchirés d’une voix prise entre les croyances abolies d’hier et les vérités figées d’aujourd’hui, la figure du poète. Figure éclatée et douloureuse. À l’image du chaos dont elle est issue.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* Le recueil intitulé Prémices du désert dans la collection Poésie/Gallimard (2005) regroupe en fait plusieurs recueils poétiques de Mario Luzi. Dans l’ordre :
- La Barque (1935-1936)
- Avènement nocturne (1936-1939)
- Une Libation (1940-1941)
- Cahier Gothique (1945)
- Poèmes épars (1945-1948)
- Prémices du désert (1947-1951)
- Honneur du vrai (1951-1956)
SOURCE
La lecture que je présente ci-dessus s’appuie sur l'édition en langue originale des Œuvres complètes de Mario Luzi, rassemblées dans les deux tomes publiés par les Éditions Garzanti (1998 ; rééd. Gli Elefanti, 2005), mais porte exclusivement sur le recueil intitulé Primizie del deserto.
** Traduction française qui ne rend que faiblement le rythme ternaire du titre original et son ambiguïté. Une ambiguïté qui se dissout en partie dans la seconde strophe. Comme le souligne le traducteur Jean-Yves Masson, « le poème joue aussi sur l’absence de pronom sujet en italien ». Qui parle ?
Questa felicità
« Questa felicità promessa o data
m’è dolore, dolore senza causa
o la causa se esiste è questo brivido
che sommuove il molteplice nell’unico
come il liquido scosso nella sfera
di vetro che interpreta il fachiro.
Eppure dico: salva anche per oggi.
Torno torno le fanno guerra cose
e immagini su cui cala o si leva
o la notte o la neve
uniforme del ricordo. »
Mario Luzi, « Questa felicità », Onore del vero, Garzanti, 1998, page 213.
Ce bonheur
« Ce bonheur promis ou donné
m’est douleur, douleur sans cause
ou la cause, si elle existe est ce frisson
qui bouleverse le multiple dans l’unique
comme le liquide agité dans la boule
de verre qu’interprète le fakir.
Pourtant je dis : il est sauvé pour aujourd’hui encore.
Tout autour, lui font la guerre des choses
et des images sur lesquelles descend ou se lève
ou la nuit ou la neige
monotone du souvenir. »
Mario Luzi, « Ce bonheur », in Voix [1952-1953], Honneur du vrai, Prémices du désert, Gallimard, Collection Poésie, 2005, page 233. Traduction de Jean-Yves Masson et Antoine Fongaro.
Lecture de ce poème par Vittorio Gassmann.
Source
Rédigé par : Yves | 01 novembre 2005 à 04:06
C'est Luzi. C'est bien.
Nous pensons à toi, tu es proche de nous, poète.
J.-M.
Rédigé par : Jean-Marie | 03 novembre 2005 à 12:48