À l’automne 1994, à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance du peintre
Nicolas Poussin (1594-1665), le Grand Palais offrait au maître du classicisme français une rétrospective de son œuvre. Monumentale, à l’image des nombreuses toiles et dessins figurant parmi les plus importants de sa carrière. À l’origine de cette rétrospective, Pierre Rosenberg, conservateur général du patrimoine, chargé du département des peintures du musée du Louvre et commissaire général de l’exposition.
Paysage avec Pyrame et Thisbé
Huile sur toile, 192,5 x 273,5 cm.
Städelsches Kunstitut, Francfort
D.R.
Entrer dans le monde de Nicolas Poussin n’est pas une mince affaire. Souvent accusé d’académisme, le peintre est défini comme trop classique. À être ainsi cataloguée, réduite à une seule entrée possible, l’œuvre échappe, incomprise, dépréciée.
Pour moi, je ne peux imaginer une exposition consacrée à Nicolas Poussin sans m’arrêter longuement devant des œuvres aussi puissamment belles et mouvementées que
La Peste d’Asdod (1630-1631) ou
L’Enlèvement des Sabines (1634-1635) ; sans méditer devant le calme hiératique de la rencontre d’
Eliézer et Rebecca (1648) ; ou sur celui, plus énigmatique et interrogatif, des
Bergers d’Arcadie (1638-1640). Pour ne citer que les titres les plus connus.
Qu’elles soient inspirées de textes bibliques ou d’ouvrages de l’Antiquité, les œuvres du peintre conduisent toutes au cœur des préoccupations de l’artiste. Spéculations philosophiques ou contemplatives alternent avec les angoisses spirituelles de l’artiste en proie aux excès de sa sensualité. Mais toujours, tout au long de sa quête esthétique, Nicolas Poussin tente de dépasser ses propres conflits pour atteindre à l’universalité. L’ambitieuse rétrospective qui s’est ouverte à Paris à l’automne 1994 rend compte de manière exemplaire de la richesse et de la complexité de l’univers intérieur de l’artiste. Ainsi de la très belle toile intitulée
Paysage avec Pyrame et Thisbé.
PAYSAGE AVEC PYRAME ET THISBÉ
Exécutée en 1651 pour le compte de Cassiano dal Pozzo (secrétaire du cardinal Francesco Barberini), amateur d’art exigeant et grand admirateur de Nicolas Poussin, cette œuvre est inspirée de la mythologie. Poussin puise son sujet à la source, dans les
Métamorphoses d’Ovide. Au cœur d’une histoire d’amours contrariées et complexes. Et d’un double suicide: celui de Pyrame d’abord, de Thisbé ensuite. Et, comme si le terrible drame qui vient de précipiter les jeunes gens dans la mort ne suffisait pas en lui-même, le maître d’œuvre plonge par surcroît les deux amants au sein d’un terrible chaos.
Il ne suffit pas à Poussin d’évoquer, après Ovide, le désespoir de Thisbé expirant sur le corps de son amant. Il ne suffit pas que Pyrame, victime à la fois d’une trompeuse illusion et d’un jugement trop hâtif, croyant Thisbé à jamais perdue pour lui, se soit donné la mort. Non, tout cela ne suffit pas à Nicolas Poussin. Il faut aussi que la nature s’en mêle. Que la furie de ses emportements efface celle des amants. Et les fasse provisoirement oublier. Même si cette furie occupe le tout premier plan du tableau. Le ciel, en effet, est gros de la soudaine violence d’un orage. Les vents balayent les airs, secouent les arbres. Les nuages fuient. Les hommes aussi. Seul au milieu de la tempête, le miroir lisse d’un lac garde son calme. Erreur d’appréciation du peintre lui-même ? Clin d’œil au malheureux Pyrame ? Qu’un jugement trop hâtif a précipité dans une méprise fatale ! Cela paraît peu vraisemblable. Poussin, en bon observateur de la nature, ne peut commettre pareille erreur. Mais il connaît aussi la nature humaine. Faite d’inconstance et d’aveuglement. Le paysage peint par Poussin est là pour le dire. L’eau du lac échappe à la tourmente, protégée sans doute par la volonté divine. Volonté qui rappelle aux hommes la présence d’une instance supérieure. Souveraine au milieu du « désordre ». Quant au drame des deux amants, nul ne s’en préoccupe. Ni les hommes mis en déroute par les éléments ni la nature insensible à leur sort.
Classique cette œuvre de Nicolas Poussin ? Oui, essentiellement. Dans sa composition esthétique mais aussi dans sa fonction apologétique. Car le paysage, sujet principal de la toile, assume ici sa pleine fonction morale. Mais la tentation du baroque, contre laquelle Poussin a longtemps lutté n’affleure-t-elle pas ? Dans le choix du sujet de l’œuvre - la mise en abyme d’un double suicide qu’une double illusion des sens a provoqué - et de son titre à double entrée ? Titre trompeur, qui renvoie l’histoire des amants au second plan et fait du « paysage orageux » le personnage principal. Paysage spéculaire, qui, aux désordres des hommes, renvoie en écho les désordres de la nature. Une œuvre « à tiroirs » en quelque sorte, qui ouvre sur des « espaces » démultipliés. Et n’en finit pas de détourner l’attention d’un objet à un autre, dans un perpétuel mouvement de spirale. Paysage avec Pyrame et Thisbé est bien une œuvre ouverte. Qui égare et distrait. Sème le doute. Disperse. Puis enfin rassemble. Apaise. Aux abords des eaux calmes et lisses du lac.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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