Henri Michaux, gouache, 1972 Ph. angelepaoli (Fondation Jan Michalski, avril 2015) Henri Michaux, peintre-poète, étranger à lui-même et étranger au monde est une énigme pour l’autre. Homme décalé, à l’image d’« un certain Plume » qui lui ressemble comme un frère, Henri Michaux est un écrivain qui dérange. Pourtant l’œuvre n’échappe nullement à son regard critique, toujours distancié par rapport à sa propre création. C’est le cas dans la page ci-dessous, tirée d’Un barbare en Asie (1933), « livre de voyage intemporel » à propos duquel Michaux écrit, dans la préface de l’édition revue et corrigée (mai 1967) : « Ce livre qui ne me convient plus, qui me gêne et me heurte, me fait honte, ne me permet de corriger que des bagatelles le plus souvent. Il a sa résistance. Comme s’il était un personnage. Il a un ton. À cause de ce ton, tout ce que je voudrais en contrepoids y introduire de plus grave, de plus réfléchi, de plus approfondi, de plus expérimenté, de plus instruit, me revient, m’est renvoyé… comme ne lui convenant pas. Ici, barbare on fut, barbare on doit rester. » Source EXTRAIT D'UN BARBARE EN CHINE « L’amour chinois n’est pas l’amour européen. L’Européenne vous aime avec transport, puis tout d’un coup, elle vous oublie au bord du lit, songeant à la gravité de la vie, à elle-même, ou à rien, ou bien tout simplement reprise par « l’anxiété blanche. » La femme arabe se comporte comme une vague. La danse du ventre, souvenez-vous-en, n’est pas une simple exhibition pour les yeux ; non, le remous s’installe sur vous, vous êtes emporté et vous vous retrouvez un peu après béat, sans savoir ce qui vous est arrivé, ni comment. Et elle aussi se met à rêver, l’Arabie se dresse entre vous. Tout est fini. La femme chinoise, pas du tout. La femme chinoise est comme la racine du banian, qui se retrouve partout, jusque parmi les feuilles. Telle, et quand vous l’avez introduite dans votre lit, il vous faut des jours pour vous en dégager. La femme chinoise s’occupe de vous. Elle vous considère comme un traitement. A aucun moment, elle ne se tourne de son côté. Toujours enlacée à vous, comme le lierre qui ne sait pas s’isoler. Et l’homme le plus remuant la retrouve proche et aisée comme le drap. La femme chinoise se met à votre service, sans bassesse, il ne s’agit pas de cela, mais avec tact, justesse, affection. Il y a un moment, après d’autres moments, où presque tout le monde a envie de se reposer. Vous peut-être, pas elle. Cette fourmi cherche aussitôt du travail, et la voilà qui, attentive, procède à la mise en ordre de votre valise. Véritable leçon d’art chinois. On la regarde stupéfait. Pas une épingle de sûreté, pas un cure-dent qu’elle ne tourne et ne déplace et ne mette dans une position parfaite et telle que des siècles et des millénaires de savante expérience sembleraient l’avoir enseignée. Pas un objet dont elle ne s’informe par gestes, qu’elle n’essaie et n’expérimente et juge, et avant de le placer, elle joue avec. Puis, quand vous regardez toute cette ordonnance, il semble que le contenu de votre valise a maintenant quelque chose de poupin et de dur aussi, et en quelque sorte d’indéréglable. Quand la Chinoise parle d’amour, elle peut parler indéfiniment, on ne s’en lasse pas, elle peut même parler d’autre chose, comme elle fait probablement, elle a le langage de l’amour, l’amour est fait de monosyllabes (dès q’un mot s’allonge, il a l’air de s’en aller et de tirer à lui, dès qu’une phrase paraît, la phrase vous sépare). La langue chinoise est faite de monosyllabes, et des plus courts, des plus inconsistants, et avec quatre tons chantés. Et le chant est discret. Une sorte de brise, de langue d’oiseaux. Langage si modéré et affectueux qu’on l’entendrait toute sa vie, sans s’énerver, même ne le comprenant pas. Telle est la femme chinoise. Et cependant, tout cela ne serait rien si elle ne remplissait cette admirable condition du mot mitschlafen, dormir avec. Il y a des hommes tellement remuants que même leur oreiller, ils le jettent par terre sans s’en douter. Comment fait la femme chinoise ? Je ne sais ; une sorte de sens de l’harmonie, subsistant dans son sommeil, la fait, par des mouvements appropriés, ne jamais se détacher, toujours se subordonner à ce qui serait tout de même si beau: être harmonieusement deux.» Henri Michaux, "Un barbare en Chine", Un barbare en Asie, éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1986, pp. 154-156. |
HENRI MICHAUX ■ Henri Michaux sur Terres de femmes ▼ → 24 mai 1899 | Naissance de Henri Michaux → 28 décembre 1927 | Henri Michaux embarque pour l’Équateur → Mes Propriétés (extrait) → 3 juin 1937 | Première exposition Michaux (article sur la peinture de Henri Michaux) → 12 février 1965 | Rétrospective Henri Michaux → La Ralentie ■ Voir aussi ▼ → (sur remue.net, collectif littérature) Flottement d’Henri Michaux rue Saint-Benoît à Paris (6e), par Dominique Hasselmann |
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"Ne me laissez pas pour mort, parce que les journaux auront annoncé que je n'y suis plus. Je me ferai plus humble que je ne suis maintenant. Il le faudra bien. Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui me vas lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres. Choisis-moi parmi eux, pour ma grande anxiété et mon grand désir. Parle-moi alors, je t’en prie, j’y compte."
Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, Collection L'imaginaire, page 78.
Rédigé par : Vade-mecum | 25 octobre 2005 à 17:47