L’écrivain
Albert Cohen doit la consécration de sa célébrité à son roman
Belle du seigneur. Qui obtient en 1968 le grand prix du roman de l’Académie française.
BELLE DU SEIGNEUR
Belle du seigneur a été un « amer » dans ma vie. Un roman fulgurance. C’est à mon père, grand admirateur de l’écriture luxuriante de Cohen, que j’en dois la lecture. Mon père m’avait offert Belle du seigneur pour mon anniversaire. J’ai plongé le soir même avec délices et passion dans le volumineux ouvrage de la Collection blanche *. Je l’ai lu d’une seule traite. Littéralement dévoré. Au cours d’une nuit blanche, délirante et hallucinée, de juin 1968. Au petit matin, je n’ai pu refermer le livre. Incapable que j’étais de quitter Ariane et Solal, je me suis une nouvelle fois immergé dans le roman. Il m’a à nouveau tenue en haleine jusqu’au soir. J’ai alors confié l'ouvrage à mon compagnon. Qui l’a englouti à son tour jusqu’à l'aube d'un deuxième matin. Nouvelle et folle nuit blanche avec la « Belle du seigneur ».
Belle du seigneur s’inscrit au sein d’une vaste et ample fresque épique déjà entreprise avec Solal et les Solal (1930), puis avec Mangeclous (1938). Cette fresque culmine trente ans plus tard, avec Belle du seigneur. Construite sur le grand mythe du Destin, cette œuvre rend compte de la problématique complexe de l’auteur confronté à sa propre histoire, celle du peuple juif dont il est issu.
Roman de la passion amoureuse portée jusqu’à ses plus hauts degrés d'incandescence, Belle du seigneur est l’histoire de la rencontre d’Ariane Deume avec Solal, sous-secrétaire général de la SDN et « prince de beauté. » Six semaines d’un intense et inoubliable bonheur. Suivies d’une longue déchéance désespérée. L’inéluctable descente aux enfers des amants, coupés de toute relation sociale, se solde par leur suicide dans un palace de Genève. Le 9 septembre 1936.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
* Cet ouvrage est la meilleure vente de la Collection blanche. Sur leur site, les éditions Gallimard annoncent que les ventes ont atteint à ce jour (dans cette collection) 515 000 exemplaires.
EXTRAIT
« Ariane religieuse d’amour, Ariane et ses longues jambes chasseresses, Ariane et ses seins fastueux qu’elle lui donnait, aimait lui donner, et elle se perdait dans cette douceur par lui, Ariane qui lui téléphonait à trois heures du matin pour lui demander s’il l’aimait et lui dire qu’elle l’aimait, et ils ne se lassaient pas de ce prodige d’aimer, Ariane qui le raccompagnait chez lui, et ils ne pouvaient pas se quitter, ne pouvaient pas, et le lit des amours les accueillait, beaux et chanceux, vaste lit où elle disait que personne avant lui et personne après lui, et elle pleurait de joie sous lui.
Tu es belle, lui disait-il. Je suis la belle du seigneur, souriait-elle. Ariane, ses yeux soudain traqués lorsque, dissimulant son amour, il inventait une froideur pour être plus aimé encore, Ariane qui l’appelait sa joie et son tourment, son méchant et son tourmente-chrétien, mais aussi frère de l’âme, Ariane, la vive, la tournoyante, l’ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d’amour, tant de télégrammes pour que l’aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l’aimante aimée l’aimait sans cesse, et une heure après l’envoi elle lisait le brouillon du télégramme, lisait le télégramme en même temps que lui, pour être avec lui, et aussi pour savourer le bonheur de l’aimé, l’admiration de l’aimé.
Jalousies d’elle, séparations pour toujours, retrouvailles, langues mêlées, pleurs de joie, lettres, ô lettres des débuts, lettres envoyées et lettres reçues, lettres qui avec les préparatifs pour l’aimé et les attentes de l’aimé étaient le meilleur de l’amour, lettres qu’elle soignait, tant de brouillons préalables, lettres qu’elle soignait pour que tout ce qui lui venait d’elle fût admirable et parfait. Lui choc de sang à la poitrine lorsqu’il reconnaissait l’écriture sur l’enveloppe, et il emportait la lettre partout avec lui.
Lettres, ô lettres des débuts, attente des lettres de l’aimé en voyage, attentes du facteur, et elle allait sur la route pour la voir arriver et avoir vite la lettre. Le soir, avant de s’endormir, elle la posait sur la table de chevet, afin de la savoir près d’elle pendant son sommeil et de la trouver tout de suite demain matin, lettre tant de fois relue au réveil, puis elle la laissait reposer, avec courage s’en tenait loin pendant des heures pour pouvoir la relire toute neuve et la ressentir, lettre chérie qu’elle respirait pour croire y trouver l’odeur de l’aimé, et elle examinait aussi l’enveloppe, studieusement l’adresse qu’il avait écrite, et même le timbre qu’il avait collé, et s’il était bien collé à droite et tout droit, c’était aussi une preuve d’amour.
Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts. »
Albert Cohen, Belle du seigneur, Gallimard, Collection blanche, 1968 rééd. 1979, pp. 356-357.
Bonjour Angèle,
Merci pour le témoignage sur Laforgue. Je suis passée chez vous, je n'ai jamais lu Cohen ; le passage choisi est incandescent.
Rédigé par : gazelle | 18 octobre 2005 à 09:30
Chère Angèle,
L'extrait que tu as choisi est d'une telle beauté, mon âme chavire, tu me donnes l'envie de relire Belle du Seigneur et tes mots à toi décrivent bien la passionnée que tu es...
tendresses
Elisanne
Rédigé par : double je | 18 octobre 2005 à 09:35
Tiens, la date du suicide d'Ariane et Solal correspond à la date de fondation de la Cinémathèque française. Bon, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Que, par exemple, la passion, c'est du cinéma qu'on se fait "sur l'écran noir de ses nuits blanches"... et que tout est psychique... Plutôt que Dostoïevski ou, mieux, Visconti (Le notte bianchi), je préfère citer Yves Bonnefoy : "Et ce ne fut qu'à la dernière seconde ... que je compris que l'énigme, ou le surcroît d'évidence, se ramassait... dans la tache verte que faisait l'ombre d'un certain arbre sur un chemin, dans un creux..." (Deux musiciens, trois peut-être, Poésie/Gallimard, page 111). Deux musiciens, trois peut-être, comme dans Terres de femmes...
Rédigé par : Yves | 18 octobre 2005 à 09:47
Je l'ai aussi lu adolescente, je n'ai pas particulièrement aimé cette descente aux enfers... Mais elle est si réelle, à lire plus tard je pense, avec du recul sur la vie...
Rédigé par : Tralala | 19 octobre 2005 à 11:57
J'ai lu cet été pour la première fois Belle du Seigneur, après avoir hésité pendant une année scolaire à le lire. Je crois que je n'ai jamais pleuré sur un livre comme sur celui-là.
Rédigé par : Pauline | 12 août 2007 à 23:26
Je lis tranquillement cette page intranquille m'interrogeant sur ce qui a manqué à ces deux-là...
Six semaines d'une ascension lumineuse et fervente suivie d'un tel désert. Peut-être la vie rêvée est-elle inaccessible au réel, par le réel, d'une durée impossible à inscrire dans ce qui avait arrêté le temps. L'amour-passion est-il emprisonné dans l'imaginaire et voué à mourir quand la lumière du jour crucifie sa nuit étoilée ?
Rédigé par : Christiane | 18 octobre 2010 à 12:59