Portrait apocryphe de Sophie Volland
Image, G.AdC
SOULEURS
« Voilà comment ma journée se passe, et vous allez voir qu’elle n’est guère moins pénible que la vôtre. Ma tête s’est échauffée sur une question importante qui me tyrannise sans cesse. Elle me suit dans les rues. Elle me rend distrait en société. Elle m’interrompt dans mes occupations les plus essentielles. Elle m’ôte le sommeil pendant la nuit. Vous souvenez-vous de la farce de Patelin ? Je ressemble trait pour trait à M. Guillaume qui brouille sans cesse dans son plaidoyer son drap et ses moutons. Ma question, c’est mon drap. Le reste est moutons pour moi. Quand on me parle de moutons, j’en parle aussi; mais je n’en saurais parler un peu de temps que mon drap ne vienne se bourrer à travers. La matinée, je suis donc à mon drap; je garde la maison; j’élève l’enfant; je soigne la mère, quand le domestique est absent; au milieu de cela, j’ébauche une feuille pour Grimm. J’en ai fait deux charmantes, l’une sur la peinture; l’autre sur la religion. La première est partie, ainsi vous ne la verrez pas. Je vous enverrai la seconde. J’oubliais de vous dire que cette maudite question me donne des souleurs continuelles ; il me semble toujours que je me suis trompé en quelque endroit. J’ai des doutes sur les propositions les plus claires; d’un instant à l’autre tout me semble détruit, ou refait, et me voilà revenu de mes moutons à mon drap. Mais ce terme souleurs, qui signifie dans notre patois langrois ce serrement d’âme qu’on éprouve subitement par quelque terreur panique est-il ou n’est-il pas français ? Français ou non, peu m’importe, il dit bien ce que je veux dire. Je dîne chez moi entre une heure et deux. À trois heures je suis chez Le Breton. J’y travaille jusqu’à sept, sept et demie. Mon ouvrage fait ou non, je me hâte de déloger. Je ne veux pas que ces gens-là m’invitent à souper, parce que j’ai juré que je n’y mangerais plus, pour une raison que je vous dirai mais qui ne vaut pas la peine d’être écrite. Elle revient à ce qu’ils sont avares, et qu’ils mettent trop d’importance à un méchant repas, pour qu’on puisse l’accepter à ce prix. Entre huit et neuf, je vais sur le quai de Miramionnes chercher une lettre que je n’y trouve point. Je fais un tour au coin de la rue de la Femme-sans-tête. Il est à peu près dix heures, quand je rentre chez moi… »
Diderot, Lettres à Sophie Volland, Éditions Gallimard, Collection folio, pp. 228/229.
L'art d'écrire, planche de l'Encyclopédie,
ou Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers (v. 1762-77)
COMMENTAIRE
Sur Sophie Volland dont Diderot semble avoir fait la rencontre à l’automne 1755, il n’existe aucun document qui puisse renseigner en quoi que ce soit le lecteur. Quels étaient l’allure et les traits du visage de Sophie ? Nul, à ce jour, ne peut le dire. La correspondance de Diderot apporte quelque lumière sur la personnalité de Louise-Henriette, sa maîtresse, dite « Sophie ». Et éclaire d’un jour nouveau celle du philosophe, qui se montre ici presque à nu. Cette correspondance est pourtant très incomplète, qui s’étire sur une décennie à peine, de 1759 à 1769. Quant aux lettres de Sophie Volland à Denis Diderot, il n’y en a pas trace.
Ce que l’on sait de Sophie, c’est qu’elle portait lunettes, qu’elle était de constitution fragile mais douée d’un esprit fort, occupé de science et de philosophie, ce qui comblait l’amant d’admiration. Diderot confie son exaltation à son ami Grimm : « Quelle femme ! comme cela est tendre, doux , honnête, délicat, sensé ! Cela réfléchit, cela aime à réfléchir. Nous n’en savons pas plus qu’elle en mœurs, en sentiments, en usages, en une infinité de choses importantes. » Ou encore : « Sophie est homme et femme quand il lui plaît. »
Comment comprendre qu’avec pareille force de caractère, Sophie soit restée si longtemps sous haute surveillance ? La surveillance étroite et jalouse d’une sœur tendrement chérie. Mais davantage encore celle de Madame Volland qui n’avait de cesse d’espionner sa fille jusque dans la retraite des amants, rue des Vieux-Augustins. Il fallut rompre un jour avec ce havre de plaisir. « Le petit escalier est rompu, » confie une fois encore Diderot à Grimm. Il fallut se résigner à laisser la passion se changer peu à peu en « douce liaison ». Une liaison d’esprit de trente années. Qui prit fin avec la mort de Sophie, le 22 février 1784. Et celle de Denis, cinq mois plus tard, le 30 juillet de la même année.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
L'art d'écrire, planche de l'Encyclopédie,
ou Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers (v. 1762-77)
L'art d'aller vite, de sujet en sujet, tout en s'attardant, chaque sujet se révélant longuement mûri. Cette évocation de Sophie Volland est particulièrement bien venue.
JM.
Rédigé par : Jean-Marie. | 14 octobre 2005 à 15:36
j'aimerais bien savoir sur quel site il faut aller pour avoir des extraits des lettres de Diderot à Sophie s'il vous plait car pour l'instant je ne peux aller à la bibliothèque
J'aimerais tant pouvoir les lire une fois dans ma vie
merci d'avance
Rédigé par : joulier | 12 juin 2008 à 19:29