Le
13 octobre 1869 meurt à Paris l’écrivain et critique littéraire
Charles-Augustin Sainte-Beuve.
LES CAUSERIES DU LUNDI
Écrivain français, né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804, Charles Augustin Sainte-Beuve est considéré par les « modernes » comme le maître de la critique à l’ancienne. Dont Marcel Proust dénonce les limites dans les « esquisses » de la Recherche rassemblées par Bernard de Fallois dans le fameux Contre Sainte-Beuve. Sainte-Beuve a cependant marqué le monde littéraire de son temps par ses Causeries du Lundi, recueil de critiques publié à Paris en quinze volumes dans l’édition définitive de 1857- 1872.
Les « Lundis » sont l’œuvre d’un grand lettré et d’un fin analyste, qui s’ingénie, à la manière d’un miniaturiste, à portraiturer contemporains et prédécesseurs. Tout en s’attachant à les replacer fidèlement dans leur contexte historique. Définie par certains comme « Les Essais du XIXe siècle », cette œuvre, d’une grande variété de thèmes et d’objets, offre également au lecteur une ample palette de réflexions.
J'ai choisi aujourd'hui le Portrait de la duchesse du Maine, portrait certes misogyne, mais caustique et très enlevé, à la manière des portraits de La Bruyère. Un modèle du genre, d'une écriture vivifiante qui me réjouit. Castigat ridendo mores.
Philippe Comairas,
Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon,
Duchesse du Maine (1676-1753)
Copie d'après Pierre Gobert (1662-1744),
Huile sur bois, 49 x 44 cm,
1836
Musée national du Château de Versailles
Ph. D.R.
PORTRAIT DE LA DUCHESSE DU MAINE
« Voilà des folies. - Pour nous résumer sans trop de frivolité, la duchesse du Maine étudiait le Cartésianisme avec M. de Malezieu; elle lisait avec lui et par lui Virgile, Térence, Sophocle, Euripide, et bientôt elle put lire une partie de ces auteurs, les latins au moins dans l’original. Elle étudiait de plus l’astronomie […] elle mettait l’œil au télescope, et aussi au microscope, s’instruisait enfin de toute chose par passion, par boutade et caprice, mais sans en devenir plus éclairée en général. Elle jouait à travers cela la comédie et la bergerie à chaque heure du jour et de la nuit, donnait des idées à tourner en madrigaux à ses deux faiseurs, l’éternel Malezieu et l’abbé Genest, invitait, conviait une foule d’élus autour d’elle, occupait chacun, mettait chacun sur les dents, ne souffrait nul retard au moindre de ses désirs, et s’agitait avec une « démonerie » infatigable, de peur d’avoir à réfléchir et à s’ennuyer un seul instant. Du sommeil, au milieu de ces veillées et de ces nuits blanches de la duchesse, il n’en était pas question ; on lui avait persuadé qu’il n’était fait que pour les simples mortelles.
Au point de vue littéraire qui, de près ou de loin, est toujours le nôtre, l’inconvénient de ce train de vie tumultueux était au fond d’être incompatible avec le vrai goût. Le vrai goût discerne, examine ; il a ses temps de repos, et il choisit. Ici l’esprit naturel faisait tout, mais on ne discernait pas, on ne choisissait pas : la duchesse jouait indifféremment Athalie, Iphigénie en Tauride (traduite fidèlement d’Euripide), ou Azaneth, femme de Joseph, dans la tragédie de Joseph faite par l’abbé Genest.
Que lui importait, pourvu qu’elle se fît du bruit à elle-même, qu’elle se donnât toute son émotion, et qu’elle régnât ? On la comparait aux plus grandes reines qui avaient aimé les sciences, à la reine Christine, à la Princesse Palatine Élisabeth, l’amie de Descartes, et on lui décernait la primauté […] Même en regardant son miroir, la duchesse se croyait belle, mais elle ne pouvait se dissimuler qu’elle était petite. À l’époque de son mariage, on avait fait pour elle un emblème et une devise : une « mouche à miel », avec ses mots tirés de l’Aminte du Tasse : " Piccola si, ma fa pur gravi le ferite… Elle est petite, mais elle fait de cruelles blessures " (Torquato Tasso, Aminte, Acte II, scène première). »
Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, tome III, Éditions Garnier, s.d., pp. 215-216.
* Voici le passage même de l'Aminte :
Picciola è l'ape, e fa col picciol morso
Pur gravi e pur moleste le ferite.
NOTE : Les actes d’un colloque sur Louise Bénédicte de Bourbon-Condé, duchesse du Maine, qui s’est tenu en septembre 2003 au Château de Sceaux, ont été publiés en décembre de la même année dans la collection Études sur le XVIIIe siècle (Éditions de l'Université de Bruxelles).
Gardons en effet notre admiration à l'égard de l'un comme à l'égard de l'autre, Sainte-Beuve et Proust. Ils n'est même pas sûr qu'ils aient eu à tenir, outre-tombe, un dialogue très venimeux (de cela, nous jugerons plus tard de visu).
Bien cordialement, JM.
Rédigé par : Jean-Marie. | 13 octobre 2005 à 14:53