Icônes de l’enfance (X)
Image, G.AdC
LA COMPLAINTE DES PETITS GRIS
Les petits gris
dans la lessiveuse
la lessiveuse
sur le balcon
le balcon du palais
le palais au bord de la Torse
la Torse
torrent méandreux
en contrebas du chemin
le chemin caillouteux
qui dégringole
jusqu’à la maison neuve
de Monteleoni
la maison neuve
de Monteleoni
maçon
au nom de gonfalonier
gonflé d’orgueil
Monteleoni
au bout en bas
de la descente
la descente pierreuse
escarpée
caillouteuse
la descente pentue du chemin
le déboulis de la bicyclette
bleue
la bicyclette des premiers exploits
exploit du vent
qui siffle à ses oreilles
exaltation ivresse
et cris d’écorchés
jusqu’au premier dérapage
au premier crissement de pneu
à la première chute
au premier vol plané
cul par-dessus tête
tête par-dessus cul
guidon chromé
roues déjantées
plaies bosses
genoux déchirés
égratignures à vif
épongées avec du « qui brûle »
exploits qui se dénouent
dans les larmes et le sang
grimaces encore avant
de se lancer à nouveau
à l’assaut du chemin
de traverse
le chemin du gonfalonier
gonflé d’orgueil
sur la bicyclette
bleue de l’enfance
Fierté
promesse d’indépendance
caresses de liberté
plus fortes que les menues
douleurs
oubliées
avec les dernières larmes
exploit du vent
qui siffle aux oreilles
d’enfant caracolante
ivre de vitesse
de dangers de frissons
tête baissée
sur le guidon chromé
au bout du chemin pierreux
au-delà des terrasses blanches
du maître gonfalonier
Le bois de pins
troncs marbrés
avant le bois de pins
les fossés
aux grenouilles et aux têtards
têtards luisants
visqueux et frétillants
qui glissent dans la main
chatouillements effleurements
dytiques sautillants
gymnastique menue
pavots sauvages
iris d’eau
jaunes et bleus
coquelicots
roseaux flûtés
duveteux veloutés
La cueillette des petits gris
accrochés follement
aux tiges des hautes herbes
les tiges coupantes
le long des talus
les talus abrupts
en bordure
des champs en friche
au bout du champ
la montée vers le bois de pins
la terre rouge et sablonneuse
l’ombre bienfaisante
des larges pins parasols
couleur vert sombre
sur terre cuite
les troncs élancés des grands arbres
les cônes des pommes ramassés
caressés
dessins et formes éprouvés
pommes lisses
résineuses
rondes serrées
les pignes dégagées
des écailles de bois
odorantes écailles
de bois écartées
par le geste précis et souple
des doigts
odeur de résine
qui monte aux narines
et colle sur l’arrondi du nez
les doigts noircis
par les coques oblongues
des pignons savoureux
grignotés avec délice
halte d’écureuil
au milieu des pins
balancés
Là-bas le colombier
en ruines
monte la garde
dans son enchevêtrement de ronces
le désir brûlant
d’escalader
branlantes les pierres
mangées de chèvrefeuille
et de lierre coriace
hiboux et chouettes dérangés
par les gestes d’enfant
empenaillé
à l’assaut du donjon
en péril
hululements de chevêches
en répons
à ses cris
battements d’ailes et de plumes
un vol de colombes
ébouriffe sa tête
plumes blanches
légères en virevolte
plume douce
frôlant la joue
caresse
effleurement en chatouillis
frisés
déguerpie de sa sieste
une vipère
siffle un sifflement mauvais
se hausse sur ses anneaux
lance sa fourche
inquiétante
puis renonce
et se faufile
dans le feuillage épais
d’un noir sureau
le chemin tremble
sous la chaleur
la brise passe
d’une mâture à l’autre
dans le soleil
dansant du soir
lumière filtrante
autre caresse
autre douceur
le froissement des aiguilles brunes
piqûre sur les mollets nus
l’odeur de résine
qui enfle les poumons
les doigts gluants encor
de la sève de l’arbre
du miel doré de l’écorce
de la lave argentée
des petits gris
les petits gris
délicatement cueillis
sur leurs ombelles
leurs corps minuscules
qui se rétractent grenus
s’allongent à nouveau
les antennes qui enflent
se replient
dans la coquille
pleine de leur mouvance
coquille zébrée de jaune
striée de marron clair
labyrinthe de lignes
et d’entrelacs
lent chevauchement silencieux
des petits gris
dans le fond du panier
long et lent effort vers l’évasion
Le retour au palais de la Torse
les bras chargés
de fleurs des champs
les mollets nus
griffés
par l’osier des paniers
leur balancement régulier
les petits gris
en mal de mer
la lessiveuse argentée
sur le balcon
les petits gris
enfermés
dans la lessiveuse
tenus blottis
trois jours trois nuits
sous le couvercle de métal
agglutinés
en masse compacte
il leur faut rendre leur jus
leur bave vaine
qui gerbe et perle
à gros bouillons
leur menu travail
têtu
pour tenter l’évasion
silencieuse
elle soulève le couvercle
et surveille
en tapinois
sur le balcon
la longue et lente procession
des petits gris
héliotropes
vers le soleil.
Angèle Paoli, in Revue Nu(e), Collection Jokari, n° 52, n° spécial enfances, octobre 2012, pp. 185-189.
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ample et beau ton poème. Bravo !
Rédigé par : jacques | 13 septembre 2005 à 21:08