Marine de Nonza : "piscadori è zinaghjoli"
au temps de ma grand-mère Angèle
Source :
Julie Canarelli
ZINZÌ
Marina di Scala (Cap Corse), 3 août 2005
Allongée sur les cailloux brûlants, elle se laisse bercer par le reflux des vagues. Elle écoute l'écho régulier qui roule et déroule sa rumeur sur l’étroite laisse de mer. La brise de midi effleure sa peau de pain doré. Le visage enfoui dans la rondeur aiguë des galets, elle hume le parfum de corail qui monte en elle, une forte odeur épicée d’algue cuite. Les yeux fermés sur le passé, elle revoit les images floues d’une oursinade lointaine, vécue ou peut-être rêvée. Une longue procession d’hommes, de femmes et d’enfants s’étire sur le sentier de Sainte-Julie qui conduit à la marine. Avec, à mi-chemin, l’arrêt à la fontaine. Et le récit, par les anciens, du martyre de la sainte. Les hommes remplissent les dames-jeannes d’eau fraîche. L’eau de source bénite, qui jaillit, jadis, du sein mutilé de la vierge, torturée par la garde romaine. En bas, à la marine, sous la tour de Nonza, le village s’installe pour la journée. À l’ombre bienveillante des jardins.
Elle revoit l’imprimé léger d’une robe à fleurs. Un chapeau de paille à larges bords. C’est Angèle, sa grand-mère. Assise sur un pliant de toile avec, à ses côtés, un panier débordant de charcuterie de pays, de fromages, de tomates du jardin. Et de frappe, de fiadone et de canistrelli. Confectionnés par ses soins, dans la fraîcheur matinale de la maison. C’est le jour de l’oursinade à la marine. Le village entier est là. Pour le rituel de la cueillette des oursins. Chacun s’affaire autour des paniers emplis de « zinzì », luisants de sel et d’eau, roulant les uns sur les autres de tous leurs piquants. Elle regarde son grand-père qui ouvre un à un les oursins de son panier. Il en nettoie un et le lui tend. Puis un autre et un autre encore. Elle serait bien capable de ne se nourrir que d’oursins, de passer des journées entières à la marine.
De ces oursinades à l’ancienne, il ne lui reste que quelques souvenirs éblouis, un peu passés. Peut-être y a-t-il quelque part, dans un carton jauni, une photo de groupe, garçons et filles se tenant enlacés par les épaules, beaux jeunes gens en maillots de bain, riant de tout l’éclat de leur jeunesse.

Ph, G.AdC
La carapace craque sous la pointe aiguë des ciseaux. Un jus iodé, précieux, coule sur ses doigts, baigne la paume de sa main. Elle lèche et lape l’eau de mer qui s’échappe des coques écartées par la lame. Elle admire le dessin parfait de la coque, la dentelle de son étoile orange et noire. Elle s’applique à ôter les lignes de granulés noirs afin de préserver la pulpe de corail. De la pointe de la langue, elle palpe et aspire la chair iodée. Elle ferme les yeux pour mieux sentir sur ses papilles le fin granulé de la précieuse pulpe de corail. Elle ouvre les yeux, se redresse sur sa natte. Il ne lui reste des oursinades du passé qu’une odeur épicée d’algue cuite.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Maurits Cornelis Escher (1898-1972),
Nonza, 1934
Lithographie
Une carte souvenir du temps jadis -au doux balancement de vos mots- je me remémore avec plaisir un instant du passé qui n'est pas mien
Rédigé par : Nortine | 06 août 2005 à 01:29
Marée montante, le corps enveloppé de chaleur se détend, des portes s'ouvrent, les souvenirs émergent, refluent pour revenir à la source et les sens se souviennent, le corps retrouve (redécouvre) ses marques, ses repères, la douceur des racines, d'une femme qui alors (peut-être) ouvrait ses bras à l'enfant et portait en elle toute cette chaleur, les couleurs et les odeurs d'une terre. Empreinte en soi. Terre incarnée.
Ton texte est superbe Angèle, plus qu'une carte postale, car il fait appel à tous les sens.
Rédigé par : chrysalide | 09 août 2005 à 08:06
Où donc avez-vous passé votre vie, pour nous le redire de cette manière-là, Angèle ?
Lecture transversale comme on dit ; je dois vous quitter pour m'occuper un peu.
A très bientôt, chère Angèle.
Rédigé par : Déborah | 30 mars 2009 à 16:43
Je ne sais, ma chère Deborah, je dois avoir un dixième sens, qui ressurgit parfois au hasard des effluves du vent qui passe. Cela m'écorche un peu, s'émousse sur la peau puis retourne au fond des entrailles.
Plus prosaïquement, lorsque je vois des oursins aux étals des écaillers parisiens, je ne résiste pas. Mais leur saveur est loin d'égaler celle de l'enfance lointaine, rêvée et à jamais perdue.
Rédigé par : Angèle Paoli | 31 mars 2009 à 12:31
Bonjour Angèle,
.. et peut-être savez-vous que l'oursin renferme la lampe d'Aristote
frederique
Rédigé par : frederique | 30 avril 2009 à 16:31
Une bien jolie expression pour nommer l'appareil buccal de l'oursin. J'aimerais vraiment en savoir davantage sur cette "lampe d'Aristote". Je veux dire par là que ce qui m'intéresse, c'est le pourquoi de cette périphrase : à quand remonte-t-elle? Quel lien unit cette partie de l'oursin à Aristote ? Peut-être pourrez-vous éclairer ma lanterne, Frédérique! Ma curiosité littéraire en est titillée.
Rédigé par : Angèle Paoli | 01 mai 2009 à 00:00