Canari (Cap Corse), 10 août 2005
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ASSISES AU BORD DU FLEUVE
Ce matin, le rectangle à palabres, le terrazzinu qui sépare la « maison au tilleul » de la « stalla di Pinella », est nimbé d’une fraîcheur inhabituelle. Une fraîcheur presque montagnarde et tout à fait hors de saison. Dans cet espace minuscule, adossées aux murs de la treille, D. et Angèle évoquent leur séjour au Népal. Elles revivent ensemble leur voyage à Katmandu. Ignorantes chacune de ce que l’autre a vécu, presque à la même époque. Elles parlent de la chaîne himalayenne, dérobée aux regards, absorbée dans la masse immobile et dense des nuages. De la démarche paisible et lente des buffles, des femmes accroupies autour des fontaines et des gardiens de fontaines, des hommes en prière dans les temples. Ensemble, elles passent des heures assises au bord du fleuve. Le fleuve au pied du village aux crémations : Pashupatinath. Les mêmes images, les mêmes visions défilent au rebours des phrases. Les mourants alignés sur leurs civières, attendant une mort prochaine. Le bûcher tout proche. Entretenu, alimenté, surveillé avec un soin rituel. Le fils aîné qui tourne autour du bûcher qu’il humecte de l’eau du fleuve avant de jeter un brandon enflammé sous le cadavre. Les déplorations qui cessent dès que les flammes grimpent vers le ciel. La famille qui se déplace en cercle autour du mort. L’homme qui veille au bon déroulement de la cérémonie, ramène avec sa perche un tibia égaré qui refuse de se tenir au centre du feu, houspille le corps émacié du défunt pour le forcer à ne pas s’échapper de la flamme. Il faut du temps et de la patience pour brûler un corps, il faut du temps et de la patience pour le réduire à l’état de cendres. De la patience et de la sagesse. Á côté, tout à côté des civières qui attendent leur tour, la vie continue. Les femmes vaquent à leurs lessives. Les enfants rient et plongent dans les eaux du fleuve. Qui roulent les poussières des défunts calcinés, brûlant de rejoindre les flots vénérés du Gange.
Assises sur la rive opposée, elles regardent. Absorbées dans leur silence, elles méditent sur cette leçon de vie et de mort qui se déroule comme au ralenti. Elles découvrent avec une émotion intense ce rituel funéraire, nouveau pour elles, à mille lieues des rituels méditerranéens dont Angèle se sent l’héritière et gardienne. Sous les cieux himalayens, au bord du fleuve sacré, Angèle comprend mieux la cérémonie de la crémation, elle qui reste si viscéralement attachée à la destruction naturelle du corps, soumise au rythme biologique et baroque de la décomposition. Qui ne relègue nullement le ver hors de la chaîne. Elle pense au tombeau de famille, perdu à l’autre bout du monde. Elle a en mémoire le long fuselage des cyprès. Elle sait que se posera un jour la question de la réorganisation des tombes. Et de la réduction des corps. Il faudra faire de la place et mettre ensemble Carry et Lola, ses arrière-grands-parents, Jeanne et Pierre, ses grands-parents, et peut-être aussi les deux sœurs, Eliane et Denise.
Denise. Elle n’a pas connu Denise. Denise est morte à Boulogne-sur-Mer, un an avant sa naissance. Le soir même des noces du frère aîné, en avril 1946, à Alger. Ce sont ses parents à elle, Angèle, qui ont veillé à faire rapatrier l’urne funéraire jusque en Corse, la terre natale. Il a d’abord fallu retrouver la tombe oubliée. Perdue là-bas en terre d’exil. Elle se demande pourquoi il revient toujours aux femmes de quitter leur sol. Jeanne, forcée de renoncer à son rocher de Minerviu. Et Philippine, la mère de Jeanne, forcée de renoncer à son hameau de Vignale, pour aller vivre à Minerviu, terre étrangère qu’elle n’a jamais aimée. Elle se dit qu’il y a au moins un point commun entre les deux communes mitoyennes de Canari et de Barrettali. Celui de cette fatalité sociale, à laquelle nulle femme n’échappe. Elle ne peut que s’émouvoir de la continuité de cet héritage-là entre ses aïeules et elle-même.
D’une génération à l’autre, d’un espace à un autre, son esprit vagabonde. Elle se souvient de ces dimanches de novembre où parents et enfants s’étaient aventurés jusqu’à Boulogne-sur-Mer. Des dimanches de pluie battante, ininterrompue. Des dimanches de lumière noire sur la mer du Nord. Ils avaient erré dans les allées du cimetière, désertes à cette heure de la journée. Longtemps ils avaient cherché la tombe de Denise. C’est elle, Angèle, qui l’avait enfin trouvée. Elle s’était sentie défaillir en découvrant le nom de son grand-père inscrit sur la tombe, le seul patronyme corse du lieu. Ils s’étaient serrés les uns contre les autres sous le parapluie noir de son père. Sa mère sanglotait. Elle aussi. Qui tremblait de froid, de fatigue et de désarroi. Le retour vers le Nord avait été silencieux. Sa mère n’avait pas voulu leur parler de Denise. L’été suivant, elle avait fait dire une messe à l’église du village, l’église Saint-François. A la mémoire de Denise, sa jeune sœur, morte à l’âge de 24 ans. Les cendres avaient voyagé dans une urne et l’urne avait été scellée dans le tombeau de famille. Il ne restait de Denise que quelques photos. Celle de la défunte couverte de lys sur son lit de mort. Photo qui l’impressionne tant. Denise, si belle et si blanche dans sa robe de mariée. Éternellement. Ailleurs, dans un carton qu’elle ouvre de temps à autre, quelques lettres aussi, cernées de noir. Lettres de Maurice, rencontré et épousé à Casablanca, quelques mois avant le mariage de Carry, le frère aîné. D’un mariage à l’autre, en quelques mois à peine, le temps avait basculé.
Elle entend le rire légendaire de la jeune fille, résonnant dans les venelles du carrughju ; elle imagine les frasques de la jeune caprine. Caracolant inlassablement à travers le village et défiant les commandements du père. Denise, la « girondulone » qui court les ruelles aux heures chaudes de la sieste, se gorge de raisins murs chapardés dans les vignes. Denise que son père punit de ses forfaits en l’attachant aux pieds du lit. Denise, rebelle et enjouée, que Jeanne, sa mère, chérit bien plus que ses autres filles. Il lui reste de Denise le récit de la leçon d’orthographe. Leçon qu’elle partageait avec sa meilleure amie, sous la férule de sa mère. Comment avez-vous écrit « souris » ? Moi, j’ai mis un « i » et moi un « e ». Consternation maternelle. « Vous êtes deux ignorantes l’une et l’autre ! » Consternation des deux élèves, échange de regards sous cape, coups de coudes. Denise : « C’est féminin, donc ça prend un « e » ! Isabelle : « C’est singulier, donc ça ne prend pas de « s » ! Imparable ! Mais la mère perd patience et les deux nigaudes partent d’un grand éclat de rire tout en évitant de justesse la gifle qui court de l’une à l’autre. Isabelle, à qui Angèle doit ce récit, rit encore de la leçon d’orthographe sur la souris.
Elle aurait aimé connaître Denise, sa beauté lumineuse, sa sensualité épanouie, sa joie de vivre. Mais elle se heurte à l’injustice de la vie, à son absurde cruauté. Denise est morte loin des siens. Loin de Canari, loin de Casablanca, loin des noces d’Alger. Loin du bal donné au mess des officiers. Carry vient d’inviter sa sœur aînée à danser la dernière valse de la soirée. Leur cœur à tous deux soudain s’est serré. Ils ont échangé dans le silence de longs regards embués de larmes.
Sous la chaîne himalayenne, Shiva et Parvati s’enlacent inlassablement. Le fleuve Bagmati roule ses eaux sacrées, gorgées de cendres. Enclose dans son urne, Denise repose parmi les siens. Veillée par la silhouette sereine des cyprès tutélaires.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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