(hommage à Hélène Cixous)
’Round Midnight
Ph. G.AdC
'ROUND MIDNIGHT
Elle déambule, enveloppée de l’épaisseur de la nuit. Haut perchée sur ses talons, elle arpente le pavé. Son corps cintré dans ses résilles noires se heurte à d’autres corps de femmes. Somnambules comme elle. Fantômes de l’opacité. Elle fait corps momentanément avec l’autre, s’enfonce en l’autre provisoirement. Puis elle se détache et reprend sa route ondulatoire, balle vide, élastique, lancée à l’aveugle. Des caves interlopes surgissent des silhouettes travesties dans leurs guimpes, corsetées de gaze incandescente. Chair pressentie nue, affleurant sous ses voiles. Les corps happent au passage le corps de l’autre. S’engloutissent, se déglutissent. S’éjectent. La danse soudain se précise, s’amplifie, se gonfle de corps souples. Les mains gantées se frôlent. Se cherchent et s’agrippent. Bras et jambes s’enserrent dans la contorsion des torses. Elle est prise au passage par une bouche qui l’aspire. Ses lèvres se coulent à d’autres lèvres. Son corps roule dans d’autres corps. Elle s’enlise et rebondit d’une poitrine dénudée à un sexe offert. Les chairs se mêlent aux chairs dans une longue houle gémissante qui secoue par vagues successives cet enroulement de corps indistincts dont elle n’est qu’un anneau provisoire, grinçant dans ses spasmes.
Elle retrouve la rue. Ses trottoirs encombrés grouillant de corps. Masses et muscles vidés de sens. L’air libre ne l’est pas. Des épaules affranchies bousculent les siennes. Elle s’éclipse dans le labyrinthe des traboules sordides. Elle passe d’une cabine à l’autre. Les rideaux à peine entrouverts replient sur elle leur toile crasse. Les rencontres sont brèves. Echanges sans paroles. Elle tente de retrouver les visages des femmes de la nuit. Elle cherche dans la foule le regard de braise de cette liane blanche qui a puisé en elle son essence éphémère.
Elle perçoit le martèlement d’une musique au tempo syncopé et harcelant. Elle voudrait lui résister. Mais un flot invisible l’entraîne, malgré elle, jusqu’à la source. Elle remonte la rue à l’envers. Elle se laisse conduire à reculons. Cette étrangeté lui fait peur soudain. Un bruit de pas pressés se rapproche d’elle. Un mur de fenêtres grillagées de gris surgit devant elle. Elle a juste le temps de se couler dans l’encoignure d’une porte. Trahie par les battements sourds de sa chair, elle retient son souffle. La masse énorme de l’homme surgit dans la pénombre. Il colle à son visage son visage gris de balafré.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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Chère Angèle merci pour ce rêve de femmes qui me fait voir la réalité autrement…
Lisez s’il vous plait ci-dessous une instantanée réelle.
Des mots, des images, des photos, des sentiments… c’est vraiment bien Terres de femmes ! On peut y déposer des contributions qui prolongeraient vos visions (les vôtres) et croire qu’on le fait simplement (humm !) …
Comme d’autres, j’ose, et, au risque d’être à contre-emploi … moi, iconographe plutôt, non ?
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… Le jour et la nuit viennent de se serrer la main. Un nœud de Salomon se forme au-dessus des toits. Une infinie complexité se tisse au cœur de la rémanence des lueurs d'incendie qui embrasent encore les hauteurs de la ville. Il erre sous les volutes décrochées d’un ciel usé par le jour agonisant. Plus le velours de l'horizon se raye d'ombre, et plus les contours des nuages se hérissent de flammèches suspendues. Ployé de solitude, il s’aveugle de sensibilité. Il peint du regard un crépuscule banal.
Dehors un groupe de jeunes gens dans des blousons de cuir et le visage masqué par des lunettes noires 1960 boivent des bières avec un air sinistre. Il remarque particulièrement une jeune femme en pantalon moulant de vinyle noir. Elle porte des cheveux très courts et ses talons aiguilles se détachent sur l'argenté d'un siège en aluminium. Il trouve cette posture excitante mais son visage émacié et diaphane lui fait songer qu'elle est peut-être dénuée de sentiment. Il sort de la poche de sa gabardine un calepin et d'un air absorbé griffonne : "la tendresse aujourd'hui réside dans l'indifférence, impitoyable époque", puis il s'arrête d'écrire. Feuilletant les pages précédentes, il revient sur une page blanche. Il écrit : "Agathe, esquisse de sa vie". Il rature le tout en ne laissant lisible que le prénom et rajoute "autoportrait d'Agathe" : une cave couverte de tuiles donnant sur une rue sans soleil.
Il referme le carnet…
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Amicizia
Guidu_______
Rédigé par : Guidu | 18 juillet 2005 à 21:07
En vidéo, Thelonious Monk, Round About Midnight (1963). Un enregistrement de référence.
Rédigé par : Yves | 06 novembre 2006 à 21:28