Ph, G.AdC
À LA NUE ACCABLANTE TU
« À la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
À même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu
Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Suprême une entre les épaves
Abolit le mât dévêtu
Ou cela que furibond faute
De quelque perdition haute
Tout l'abîme vain éployé
Dans le si blanc cheveu qui traîne
Avarement aura noyé
Le flanc enfant d'une sirène. »
Stéphane Mallarmé, Poésies, Gallimard, collection Poésie, page 104.
Le premier quatrain (ci-dessus) du sonnet de Mallarmé a été repris par le compositeur Pierre Boulez dans "Improvisation sur Mallarmé III" de la partition Pli selon pli, véritable symphonie en cinq mouvements révisée à trois reprises par le compositeur (1957/1962/1989) et chorégraphiée par Maurice Béjart. Ci-après un commentaire (exemplaire) de Michel Butor sur ce passage de la partition.
« Le texte choisi ici, un des derniers et des plus pathétiques qu’ait donnés l’auteur, informe toute la partition, mais il n’en est donné que le premier quatrain, le reste est « tu », aboli dans quel sépulcral naufrage ce mât, cette pierre veuve, pli selon pli dévêtu, le reste noyé.
Soutien tu d’une musique mobile, le texte est l’un des plus caractéristiques de la syntaxe « plurielle » de Mallarmé. L’absence presque entière de ponctuation interdit en effet de choisir définitivement entre les différentes « constructions » qui en ont été proposées. Impossible de décider si « le flan enfant d’une sirène » est le sujet de « avarement aura noyé », ou, apposition de « cela », son complément d’objet direct. Ce n’est pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre. Les mots ou groupes de mots ont des valences grammaticales qui s’accrochent diversement selon la lecture, révélant telle ou telle face du sens. Ainsi, lorsqu’on est arrivé au dernier vers, on s’aperçoit que la leçon du poème entier peut se renverser ; on aurait compris, suivant l’ordre habituel du français (si bouleversé par ailleurs) que le naufrage abolissait le mât ; apparaît alors que ce mât, suprême, peut abolir le naufrage, et c’est alors seulement que prennent toute leur valeur cette bave, cette fureur de l’abîme vain.
Après une introduction discrète, un premier mouvement de vagues, la chanteuse prolonge une plainte vocalisée sur la lettre a. Brusquement quatre exécutants sur deux grands xylophones figurent une déflagration, c’est un nuage crevant de grêle. Alors, sur de longues notes tenues commence une élégie funèbre, les sonorités évoluant peu à peu, se renversant l’une dans l’autre, cet implacable horizon accompagné de déferlements çà et là d’écume, au cours de laquelle on peut saluer "la trompe sans vertu" ou "si le blanc cheveu qui traîne". »
Michel Butor, « Mallarmé selon Boulez », Répertoire II, Les Editions de Minuit, pages 249-250.
il avait bien raison parce que la ponctuation c'est la chienlit... c'est pas une musique et les mots c'est de la musique, de la musique toujours et dans la musique il y a pas de ponctuation il n'y a que des notes et les notes dans les écrits ce sont les mots et les académiciens ont mis leur mots dans la musique des mots et ils ont tous cassés, ils ont cassé les mots et la musique des mots et il y a eu des grands qui ont dit qu'il fallait continuer la musique des mots et les mots sont devenus de la musique rien que de la musique.
clem.
Rédigé par : clementine | 16 juillet 2005 à 22:41
Lisant ces mots, ces vers, je me suis souvenue avoir un jour il y a quelques années écrit un sonnet après avoir écouté Répons du même Boulez
Répons
Murmure, ô petit cri, stridence, incandescence.
Tout un monde d’échos, appel, loin, du vieux soir.
Ô tremblement du son, arpèges en miroir
Ondulant irisés, vertige pour les sens
Désenchaînant les timbres, la pulsation en danse
D’un sillage tremblé creusant l’instant-reposoir
Déchaîne la vibration en une folle foire
Ivre de se savoir condamnée au silence.
Levant la résonance au cœur des vieux bois,
Martelant ses Répons au regard des lois,
Le maître sans marteau sonde le bruit du temps
Dans l’air raréfié, le gong sombre des cloches !
En volées répétées, salves, elles ricochent
Déployant dans l’espace leur grand tricotement
(en écoutant Répons de Pierre Boulez, mars 2000)
Rédigé par : Florence Trocmé | 18 juillet 2005 à 12:56
Concernant la remarque de Clémentine, je voudrais juste dire que à mon avis, il y a dans la musique, un équivalent de la ponctuation, qui joue le même rôle de distribution du souffle, des masses, de la mélodie : je veux parler de toute la gamme des "silences". Dont les noms sont un régal : soupir, quart de soupir, pause ou demi-pause par exemple. Le musicien amateur peine souvent à les respecter, or ils sont essentiels et je me souviens avoir été frappée un jour en écoutant un disque de sonates de Haydn par S. Richter au piano, parce que j'ai soudain littéralement "entendu" les silences, et c'était extraordinaire ce que le pianiste parvenait à mettre dans ces silences, qui articulaient littéralement les phrases musicales. Je crois qu'une ponctuation judicieusement utilisée (mais elle n'est pas toujours nécessaire, toutes les expériences et expérimentations sont possibles, surtout en poésie) peut permettre d'articuler les phrases, voire même de les rompre, les casser, volontairement.
Jacques Drillon a écrit un très beau livre, dont je reconnais qu'il est un peu érudit, qui s'appelle Traité de la ponctuation française (Gallimard, collection Tel, 1991) mais dont un des principaux mérites réside dans les exemples qu'il donne sur chaque signe de ponctuation, ce qui permet de comprendre quels outils extraordinaires ils peuvent constituer.
Il n'est sans doute pas indifférent de savoir que Jacques Drillon est aussi musicologue !
Je lui laisse la parole reprenant les derniers mots de son livre : "Il ne faut pas donner aux choses plus qu'il ne leur revient. Faire le tout d'une partie, confondre la ponctuation et la langue, la langue et le langage.
En revanche, il est indispensable d'établir avec un semblant de certitude la frontière entre le mystérieux et l'explicable. De respecter l'un et l'autre.
Mais d'accroître autant que possible le champ du second - qui se confond avec celui de notre liberté.
Jacques Drillon, op. cité, p. 448
Rédigé par : Florence Trocmé | 20 juillet 2005 à 10:54
Quelle justesse du propos, Florence. Si nous étions sur un site musicologique, nous pourrions aussi faire référence de manière plus argumentée à Webern, mais aussi à un des compositeurs que celui-ci a profondément marqué : John Cage, comme vous le savez, et à la célèbre composition 4'33. Je n'ai pas la documentation sous la main, mais il me semble bien également que Michel Butor a étudié cette question avec son ami belge Henri Pousseur. Il se trouve que nous avons abordé hier ce sujet avec Angèle... et avec Emmanuelle évidemment, en tant que musicienne.
Nous pourrions aussi nous interroger sur la fonction graphique du silence dans la poésie, silence qui trouve sa place dans la mise en espace du poème (à l'identique de ce que l'on peut voir sur certaines partitions contemporaines, mais aussi sur des manuscrits anciens). Ne pas s'en soucier, c'est prendre le risque de "passer à côté" d'une des fonctions "vitales" (respiration, souffle = Claudel parlait de pneuma ou pneumatique) de la poésie, sans parler du caractère iconoclaste que présuppose le fait de ne pas prendre en compte cette dimension.
Rédigé par : Yves | 20 juillet 2005 à 11:11
Merci à tous trois de vos interventions au sujet de la ponctuation. Je ne me doutais pas que le poème de Mallarmé soulèverait autant de questionnements passionnants et passionnés sur mon blog.
À propos de ponctuation, mon professeur de français en classe de terminales avait l’habitude de nous citer les exemples ci-dessous. Dont je me sers à mon tour régulièrement auprès de mes propres élèves :
- Victor Hugo, a dit Napoléon, est fou.
- Victor Hugo a dit : Napoléon est fou.
Commentaire de mon professeur : le second exemple envoie Victor Hugo directement en exil.
Parmi les ouvrages récents consacrés à la ponctuation, il y a ceux de Jean-Pierre Colignon, chef correcteur du Monde, dont :
- Un point c’est tout ! La ponctuation efficace, Editions Victoires, Collection Métier journaliste, 2004.
- À paraître chez Albin-Michel : La ponctuation, c’est essentiel.
Rédigé par : Angèle Paoli | 20 juillet 2005 à 15:26