Canari (Cap Corse), 25 juillet 2005
Image, G.AdC
ELLE SE REGARDE DANS LA GLACE
Elle se regarde dans la glace. Tous les matins, elle entrevoit ce visage qui est le sien depuis toujours et qui pourtant, jour après jour, s’esquive et la laisse étonnée de se découvrir autre, de ne pas se reconnaître. Il lui faudrait parvenir à se défaire d’elle-même, à décentrer son regard vers qui, vers quoi, vers un ailleurs qui ne lui appartient pas. Elle n’a pas de réponse qui la délivre de cette indifférence à elle-même, de cet engourdissement qui se prolonge et se transforme parfois en haine désarmante de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est devenue. Elle surprend en se regardant de plus près un bouton minuscule. Là, juste au-dessus des sourcils. Un minuscule indésirable. Elle est fatiguée de se voir ainsi tous les matins, fatiguée des ridules nouvelles qui sillonnent ses joues après les nuits de mauvais rêves. Elle se fait la grimace, se tire la langue, plisse le nez pour déformer encore un peu plus l’ovale de son visage. Ou tenter de le défriper. Tout à l’heure, quand elle aura franchi le cap de son désenchantement, elle enduira sa peau d’huile d’arganier, sensée rendre à cette cellophane fripée son élasticité et sa fraîcheur. Pour l’instant, elle n’en est encore qu’à relever ses cheveux sur sa nuque. Elle les tire en arrière, les attache avec un peigne dit fantaisie. Elle se regarde à nouveau. Fugitivement, elle croise en surimpression au-dessus de son visage, celui de sa tante Emma. Profil dur. Celui de sa grand-mère Jeanne, profil doux. Les deux sœurs. Au milieu, filtrant de l’un à l’autre, le visage de sa mère.
Les traits tendus de la vieille dame, son nez effilé, ses joues creuses, ses yeux bridés mangés par une paupière tombante, se superposent sur ses propres traits, l’espace d’un instant, disparaissent avec la même fugacité, puis reviennent s’imposer à elle, se coller à même la peau. Elle est une autre. Peut-être est-elle à ce point habitée par la sœur de Jeanne, qu’elle en a épousé à son insu toutes les marques. Qu’elle a inscrit à même ses propres rides celles, plus profondes, plus jaunes, plus ravinées de sa grand-tante. Elle cherche à percer ce mystère mais le miroir se dérobe et refuse de se prêter à son jeu. Il oppose sa surface lisse à la surface changeante de ce qu’elle appelle son visage. Elle rappelle Emma à elle pour qu’elle vienne à nouveau se poser sur le masque qui lui sert à s’identifier, à se nommer, à se reconnaître. C’est curieux, elle la voit surgir de derrière la surface polie du verre. L’image se retourne comme un gant pour épouser la forme de ses propres traits à elle.
Le masque terreux d’Emma lui fait face. Le masque du dernier été, l’été 1968. Cet été-là, elle a tout juste vingt ans. Sa beauté solaire fait rayonner en elle un sentiment intense d’immortalité. Elle est loin de la vie adulte et loin de l’obsession du passé. Elle est droite et triomphante dans l’éclat dur de sa jeunesse. Elle regarde d’un œil distrait trottiner le corps rabougri du vieil arbuste décharné, courbé sur lui-même jusqu’à l’horizontale. Elle perçoit sans y prendre garde les bois de sarment à la peau translucide veinée de petites crêtes bleues. L’idée qu’un jour elle rejoindra elle aussi ces formes arbustives n’effleure nullement son esprit. Elle est arrogante et fière, et elle ignore que cette arrogante fierté a été jadis celle de la très belle Emma.
Aujourd’hui qu’elle reprend le passé au rebours des ans, derrière les espaces de silence qui nimbent une vie, elle perçoit des bribes en pointillés, qu’elle relie les unes aux autres. Il y a, pour nourrir sa mémoire, des lettres éparses dans la maison, des photos soigneusement classées, et surtout cette lettre de sa grand-mère Jeanne, lettre de la jeune mariée adressée à sa sœur Emma. Avec tout ce qui se cache derrière l’explicite des mots. Et tout ce que Jeanne a retenu trop longtemps en elle. Jeanne a bien compris que Pierre s’était cru destiné à Emma en lieu et place de Jeanne. Emma qui a élégamment décliné la demande du prétendant, d’un signe de tête, d’un geste de la main, mais s’est substituée à sa cadette jusque dans le choix du trousseau de mariage. Emma, la sœur aînée, vénérée et haïe. Murée dans le renoncement qui avait suivi son échec amoureux. Très tôt mué en aigreur et en méchanceté. Emma s’était vengée des obstacles de la vie en s’arrogeant le droit de gérer celle des siens. Le giron maternel, malmené et malheureux de longue date, s’était progressivement dissous à son profit. Emma avait pris le pouvoir. Elle en avait le goût et le talent.
Elle se regarde dans la glace et au détour d’une expression, d’un coup d’œil à la dérobée, elle retrouve dans son visage l’ascétisme du visage de la vieille institutrice. Exaspérée, elle chasse d’une nouvelle grimace cette sévérité hypocrite dont elle a découvert tardivement la force maléfique. Elle n’ira pas plus avant dans la révélation de secrets lourds qu’elle est seule désormais à connaître. Et dont elle parlera peut-être un jour. Lorsque la loi du silence sera levée. « I fatti di casa ùn si dicenu fora. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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