ELLE SE REGARDE DANS LA GLACE
Elle se regarde dans la glace. Tous les matins, elle entrevoit ce visage qui est le sien depuis toujours et qui pourtant, jour après jour, s’esquive et la laisse étonnée de se découvrir autre, de ne pas se reconnaître. Il lui faudrait parvenir à se défaire d’elle-même, à décentrer son regard vers qui, vers quoi, vers un ailleurs qui ne lui appartient pas. Elle n’a pas de réponse qui la délivre de cette indifférence à elle-même, de cet engourdissement qui se prolonge et se transforme parfois en haine désarmante de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est devenue. Elle surprend en se regardant de plus près un bouton minuscule. Là, juste au-dessus des sourcils. Un minuscule indésirable. Elle est fatiguée de se voir ainsi tous les matins, fatiguée des ridules nouvelles qui sillonnent ses joues après les nuits de mauvais rêves. Elle se fait la grimace, se tire la langue, plisse le nez pour déformer encore un peu plus l’ovale de son visage. Ou tenter de le défriper. Tout à l’heure, quand elle aura franchi le cap de son désenchantement, elle enduira sa peau d’huile d’arganier, sensée rendre à cette cellophane fripée son élasticité et sa fraîcheur. Pour l’instant, elle n’en est encore qu’à relever ses cheveux sur sa nuque. Elle les tire en arrière, les attache avec un peigne dit fantaisie. Elle se regarde à nouveau. Fugitivement, elle croise en surimpression au-dessus de son visage, celui de sa tante Emma. Profil dur. Celui de sa grand-mère Jeanne, profil doux. Les deux sœurs. Au milieu, filtrant de l’un à l’autre, le visage de sa mère.
Les traits tendus de la vieille dame, son nez effilé, ses joues creuses, ses yeux bridés mangés par une paupière tombante, se superposent sur ses propres traits, l’espace d’un instant, disparaissent avec la même fugacité, puis reviennent s’imposer à elle, se coller à même la peau. Elle est une autre. Peut-être est-elle à ce point habitée par la sœur de Jeanne, qu’elle en a épousé à son insu toutes les marques. Qu’elle a inscrit à même ses propres rides celles, plus profondes, plus jaunes, plus ravinées de sa grand-tante. Elle cherche à percer ce mystère mais le miroir se dérobe et refuse de se prêter à son jeu. Il oppose sa surface lisse à la surface changeante de ce qu’elle appelle son visage. Elle rappelle Emma à elle pour qu’elle vienne à nouveau se poser sur le masque qui lui sert à s’identifier, à se nommer, à se reconnaître. C’est curieux, elle la voit surgir de derrière la surface polie du verre. L’image se retourne comme un gant pour épouser la forme de ses propres traits à elle.
Le masque terreux d’Emma lui fait face. Le masque du dernier été, l’été 1968. Cet été-là, elle a tout juste vingt ans. Sa beauté solaire fait rayonner en elle un sentiment intense d’immortalité. Elle est loin de la vie adulte et loin de l’obsession du passé. Elle est droite et triomphante dans l’éclat dur de sa jeunesse. Elle regarde d’un œil distrait trottiner le corps rabougri du vieil arbuste décharné, courbé sur lui-même jusqu’à l’horizontale. Elle perçoit sans y prendre garde les bois de sarment à la peau translucide veinée de petites crêtes bleues. L’idée qu’un jour elle rejoindra elle aussi ces formes arbustives n’effleure nullement son esprit. Elle est arrogante et fière, et elle ignore que cette arrogante fierté a été jadis celle de la très belle Emma.
Aujourd’hui qu’elle reprend le passé au rebours des ans, derrière les espaces de silence qui nimbent une vie, elle perçoit des bribes en pointillés, qu’elle relie les unes aux autres. Il y a, pour nourrir sa mémoire, des lettres éparses dans la maison, des photos soigneusement classées, et surtout cette lettre de sa grand-mère Jeanne, lettre de la jeune mariée adressée à sa sœur Emma. Avec tout ce qui se cache derrière l’explicite des mots. Et tout ce que Jeanne a retenu trop longtemps en elle. Jeanne a bien compris que Pierre s’était cru destiné à Emma en lieu et place de Jeanne. Emma qui a élégamment décliné la demande du prétendant, d’un signe de tête, d’un geste de la main, mais s’est substituée à sa cadette jusque dans le choix du trousseau de mariage. Emma, la sœur aînée, vénérée et haïe. Murée dans le renoncement qui avait suivi son échec amoureux. Très tôt mué en aigreur et en méchanceté. Emma s’était vengée des obstacles de la vie en s’arrogeant le droit de gérer celle des siens. Le giron maternel, malmené et malheureux de longue date, s’était progressivement dissous à son profit. Emma avait pris le pouvoir. Elle en avait le goût et le talent.
Elle se regarde dans la glace et au détour d’une expression, d’un coup d’œil à la dérobée, elle retrouve dans son visage l’ascétisme du visage de la vieille institutrice. Exaspérée, elle chasse d’une nouvelle grimace cette sévérité hypocrite dont elle a découvert tardivement la force maléfique. Elle n’ira pas plus avant dans la révélation de secrets lourds qu’elle est seule désormais à connaître. Et dont elle parlera peut-être un jour. Lorsque la loi du silence sera levée. « I fatti di casa ùn si dicenu fora. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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C'est le visage palimpseste.
Mais il ne porte pas trace uniquement
des nos aïeux personnels
il porte traces aussi de toute la lignée
de ceux qui nous ont précédés
depuis des milliers d'années
cachées au plus profond de nous
(ne parle-t-on pas du "cerveau reptilien")
aussi indéchiffrables puisque nous n'avons plus les sources
que le furent un temps les caractères cunéïformes ou les hiéroglyphes.
Pas de pierre de Rosette pour ces signes-là
peut-être seulement l'écriture ou la peinture
seuls à même de forer au plus profond de cette épaisseur-là.
Mais n'y a-t-il pas aussi
en pendant à l'incrustation génétique
le reflet de nos rencontres
tous ceux et celles que nous avons croisé(e)s
aimé(e)s, que nous aimons aujourd'hui ?
Ce mimétisme du visage de l'autre
qui est si frappant lorsque l'on regarde
le visage d'un aveugle
qui n'est pas "en place" comme celui des voyants
faute sans doute de cet autre miroir
le visage de l'autre
qui se reflète dans le nôtre et le change, à notre insu....
oui miroir, oui palimpseste, mais avec une profondeur inouïe de strates, marques ou reflets.
Rédigé par : Florence Trocmé | 26 juillet 2005 à 11:11
et elle a lu et relu "elle se regarde dans la glace" et elle se souvient de tous ces miroirs dans lesquels elle cherchait son visage, le visage perdu, sans savoir qu'elle cherchait ce visage perdu, sans le savoir et un jour, un jour de juillet comme aujourd'hui, elle se souvient où le miroir, un autre miroir lui a dit qu'elle le cherchait, qu'elle le cherchait et le miroir a explosé, et l'image a été nette et précise dans l'éclat du miroir, de son miroir cassé... c'était elle, c'était lui... et si le miroir n'était pas seulement qu'un effet de miroir !
clem
bonjour à Angèle.
Rédigé par : clem | 26 juillet 2005 à 12:34
Mes mots vont sembler bien ternes à côté des autres réactions... Ce texte est bouleversant Angèle. Empli de sincérité, une mise à nu émotionnelle qui sent le vrai. Merci pour ces magnifiques lignes.
Rédigé par : Marielle | 26 juillet 2005 à 15:40
Je suis venue pour vous dire merci pour le commentaire posté sur mon blog. Et là je vois que je dois vous dire également merci pour avoir mis le lien dans vos favoris.
Et comme votre blog est très beau, intéressant et touchant, je vais tout de suite vous rendre la pareille !
Rédigé par : Sandrine Bettinelli | 26 juillet 2005 à 21:51
Il est très beau ce texte Anghjula, magnifique même !
Mais me pardonnerez-vous de confier ces quelques lignes à l’attention de Yves, votre webmaster, qui sans cesse derrière vos miroirs diffractants, ajuste les éléments de votre partition ?
Moi aussi, lecteur Minotaure">http://www.tamu.edu/mocl/picasso/graphics/1933/opp33-13-f.jpg">Minotaure envoûté, je conjugue peu à peu vos fragments afin de démêler le fil">http://www2.ac-toulouse.fr/eco-cycle3-saverdun/lecture/barcelone/ibarcelone/labyrinthe.jpg">fil d’Ariane improbable de vos - TERRES DE FEMMES - dont je suis l'otage consentant …
Voici donc :
SCORPION NARCISSE ______________
- Une variation caravagesque -
Il renonça à boire son café froid. Il se rendit dans la salle de bains. En faisant couler l'eau chaude il ôta son T-shirt noir. La buée déposa de l'opaline sur le miroir. Dans le flou de la glace, éclairé par les ampoules de la rampe, il admira son torse encore bronzé par les rayons solaires de son récent séjour au festival de musique africaine de Lagos. Il s’y était rendu avec Yves, son ami, son producteur, pour prendre contact avec une maison de disques américaine. Le directeur artistique de WBC avait écouté leurs bandes et leur avait proposé, une fois les mixages au point, de racheter les droits et de diffuser le disque aux Etats-Unis. Ils feraient fortune.
L'eau maintenant était brûlante. Il ouvrit le robinet d'eau froide et mit sa main sous le mélangeur. Jugeant l'eau assez tiède pour ramollir sa barbe dure, il s'aspergea le visage et prit le blaireau sur la tablette en céramique blanche. D'un geste machinal, il dévissa le bouchon du tube de crème à raser, déposa une noisette dans les poils gris et blanc du blaireau et fit mousser ses joues. Il devait se raser de près. C'est un grand jour. Il se sentait bien. Il aimait son corps, la mousse sur son visage picotait. Maintenant il était complètement réveillé. Ses yeux pourtant étaient cernés, mais son front, décrispé, sa poitrine ample, son visage hâlé, la vapeur au-dessus du lavabo irriguait ses tempes. La terrible migraine s’était volatilisée. C’était un artiste heureux. Il décida de prendre une lame neuve. Un rasage parfait, tonique, devait inaugurer ce fabuleux matin d’auteur compositeur enfin reconnu. Il ouvrit le tiroir de l'armoire à pharmacie, il y avait une réserve de lames vierges. Sous la plaquette de plastique, il découvrit alangui parmi quelques particules de sable ocre, un scorpion bistre aux pinces noires. Cette rencontre ne l’étonna pas. Il se souvint avoir acheté des lames à Lagos et s'être baigné le même jour dans un fleuve en pleine brousse. Ils avaient loué une Land Rover et après plusieurs heures de pistes exténuantes, ils avaient fait une longue halte dans une clairière au bord d'un lac .Ils étaient tous les deux seuls, enfin. Leur amitié virile pouvait alors devenir tendresse possible. Vers midi dans l'eau glacée ils y avaient fait leur toilette. Tout lui revenait en mémoire. Yves lui avait dit avoir vu des scorpions ramper sous les pierres. Il n'avait rien remarqué, absorbé qu'il était par un vol de frégates au-dessus du lac. En s'allongeant sur le sable brûlant, à l'ombre de palétuviers géants, Yves éblouissant avait parlé de la musique africaine et de ses rythmes très élaborés. Il voulait écrire une chanson sur un rythme africain. Il y aurait un climat identique à celui de la clairière. Ils avaient même décidé d'enregistrer leur prochain album dans un studio de Lagos avec des percussionnistes nigérians. Les choristes Pascale et Emma les accompagneraient. Alexis serait l’ingénieur du son.
Il admira le scorpion , c’était son signe du zodiaque. Il lâcha, véloce, les lames. Le scorpion, réveillé par la chute de la plaquette de plastique, se dressa sur ses pattes et brandit sa queue noire, cherchant à administrer son poison. Il l’agaça avec le manche du rasoir, l'insecte s'agrippa aux stries du couteau en grésillant. Yves lui avait dit que c'était le seul animal capable de se donner la mort s'il se sentait menacé. Lui, plusieurs fois déjà, avait pensé se supprimer. Surtout après l'échec de son histoire avec Jeanne.Depuis il avait abandonné le théâtre. Il en avait assez d'être l'instrument des obsessions du metteur en scène. Etrange citoyen du monde exilé dans une province trop personnelle, il pouvait enfin, dépossédé de sa dépendance, se donner la mort. Il pensa qu’il le ferait peut être.
La mousse sur son visage commençait à sécher. Une mince pellicule blanche se forma sur le haut de ses joues, il ne parvint pas à se raser. Avec un ciseau à moustaches qui trônait dans un pot en grès sable il harponna le scorpion et le déposa dans la vasque du lavabo, juste sous le filet d'eau tiède qui coulait toujours. Il coupa l'eau froide pour augmenter le débit de chaud. Il verrouilla la bonde. Le scorpion surnagea un moment puis sous l'effet de la température se recroquevilla sur lui-même et s’épingla. Il contemplait le suicide forcé de son signe du zodiaque. Avec une mine réjouie et un sourire pervers, fardé de mousse blanche, il ouvrit la bonde. Le scorpion tourbillonnait dans l'eau qui grondait dans le siphon. Il se rasa à la perfection et s’aspergea de Pino Silvestre .
Sa journée commençait par une exécution. Il s’attribua des circonstances atténuantes... Il était en légitime défense… Il en était convaincu …
Amicizia
Guidu ______
Rédigé par : Guidu | 01 août 2005 à 01:14
Si Yves ne s'était pas rendu compte que son parfumeur de la rue Bédarrides était en rupture de stock de Pino Silvestre - qu'il voulait précisément offrir à son ami Guidu -, il n'aurait pas pensé à modifier le lien qui l'unissait à lui. Heureusement qu'il lui avait donné rendez-vous à deux pas de son loft de la rue Gaston-de-Saporta, dans le bar de l'angle de la place de l'Archevêché, le seul endroit d'Aix où ils pouvaient boire de la Mort subite que le patron faisait venir tout exprès de Bruxelles à leur intention par Federal Express. Cela lui avait laissé le temps de passer un savon à son parfumeur, qui faisait les cent pas dans le cloître. L'occasion était trop belle. Yves en a habilement profité pour lui conseiller de dire à son ami que le Pino Silvestre était désormais interdit de vente parce que pas assez clandestin. Surtout pour un baroudeur comme Guidu, un habitué des souks et des bazars, dont le carnet d'adresses était digne de celui de l'architecte d'intérieur et parfumeur Serge Lutens, qu'il avait justement croisé la semaine précédente alors qu'il quittait sa suite du Ritz pour reprendre son vol pour Marrakech. Pas de pétard, ce qu'il lui fallait, c'est du "Fumerie turque", qui s'accorderait bien avec le narguilé et le parfum de sa princesse des sables, l'"Ambre Sultan". En fait, Yves le savait depuis longtemps, mais, pour des raisons mystérieuses, n'était jamais parvenu à mettre son ami au parfum. L'occasion était vraiment inespérée de lui faire passer le message.
Rédigé par : Yves | 01 octobre 2005 à 22:56
Ce texte d'Angèle me parle bien sûr énormément, mais j'ai retenu également autre chose par l'intermédiaire de Guidu, la musique africaine et les percussions.
Peut-être aurons-nous le plaisir d'entendre en extrait musical de la musique africaine ?
Merci à Angèle et Yves pour la chanson de Catherine Ribeiro.
Amicizia.
Rédigé par : myriade | 04 octobre 2005 à 10:31
« Insensible, désertée de sentiments et de pensées, elle dut se regarder dans le miroir pour vérifier qu’elle n’était pas disparue, effacée, en cendres, et elle se vit seule. Une qu’elle ne reconnaissait pas, mais qui la connaissait. Assez bien pour la haïr dans un hérissement de toute sa peau, des cheveux horripilés. Sa figure de jeune fille convenable, coiffée et vêtue de dentelles, comme un épouvantail de théâtre, masquée et fardée, barbouillée d’apparences. Sauvagement, elle arracha ses vêtements, se mit nue. Se serait arraché la peau pour être plus nue encore, mais nue elle n’était pas nue. Dans les dédales de son corps, il y avait une nudité plus grande, une capacité plus grande de dépouillement que son corps n’avouait pas, où elle était seule, désaimée et seule.
Elle se regardait comme de longtemps elle ne l’avait fait. Peut-être depuis un de ces matins, […] où elle avait admiré et convoité dans le miroir la chrysalide de son corps, ses seins menus et ses hanches de garçonne, sa peau mate, fluide et soyeuse à la lumière du matin, sa grâce juvénile en majesté […] ! Fière et amoureuse d’elle-même, sans crainte, sans pudeur ! Ce soir, comme celle-là était loin ! Son corps avait grandi et mûri, les courbes plus pleines, ses seins plus lourds à l’attache fine des clavicules, son ventre mince évasé des hanches à l’aine, un peu renflé en son centre, que le nombril creusait étrangement. De sa toison brune aux mamelons de café, cela semblait un visage au triangle étiré, mystérieuse expression pleine d’étonnement. Elle toucha avec crainte l’intérieur de ses cuisses, la longue plage de peau douce jusqu’au creux du genou, remonta à ses épaules, son cou, sa bouche qu’elle palpait sans la sentir sous ses doigts. Elle était femme, mais en vain […] Elle enfila vite sa chemise de nuit et se coucha, ivre de nostalgie pour la jeune fille perdue […]. »
Anne-Marie Garat, Dans la main du diable, Actes Sud, avril 2006, pp. 700-701.
Rédigé par : Yves | 21 avril 2006 à 17:57