Marie Ferranti, La Chasse de nuit,
Gallimard, Collection blanche, 2004.
Lecture d’Angèle Paoli
Image, G.AdC
MATTEO, DERNIER « MAZZERU » DE ZIGLIARO
Au cours d’une battue de printemps, sous la pleine lune, Matteo Moncale croise dans le regard du sanglier qu’il est en train de mettre à mort, le regard de Petru Zanetti. Habité par d’étranges rêves de mort, en proie à d’inquiétantes hallucinations, Matteo est un « mazzeru ». Tourmenté par le pouvoir occulte qu’il porte en lui, Matteo vit en reclus dans son rendez-vous de chasse perdu dans les montagnes. Ivre d’une farouche solitude, il hante le maquis, dans l’attente de la mort prochaine de Petru. Mais Lisa Zanetti, l’étrangère, est prête à tous les sacrifices pour sauver Petru, son jeune époux, du sortilège dans lequel il est enfermé. Un duel audacieux et pervers s’engage alors entre Lisa et Matteo. Matteo, qu’obsède la beauté sombre de Lisa, lutte désespérément pour se libérer de son emprise maléfique. En se livrant à la fauve sensualité de Caterina. Ou à la passion silencieuse de sa domestique. Attaché à sa terre et à ses traditions, Matteo, dernier « mazzeru » de Zigliaro, vit sur cette ligne frontière entre deux mondes entrés en rivalité. Ballotté entre une modernité aux bienfaits illusoires et un passé agonisant auquel il tente de croire encore, Matteo oscille longtemps entre deux amours contraires. Jusqu’à ce que l’amour solaire de Caterina l’emporte. Et le libère de ses dons de « mazzeru ».
Cruel récit que celui de cette Chasse de nuit, dont Marie Ferranti nous invite à partager les mystères. Un récit d’amour et de mort qui entraîne le lecteur dans une Corse de l’intérieur, sortie exsangue du premier conflit mondial, déchirée par les menaces d’une nouvelle guerre, aux prises avec les dangers sournois de la civilisation. Partagés entre tradition et modernité, les hommes se cherchent, résistent, conscients d’être les derniers acteurs d’un monde ancien, parvenu à l’orée de sa disparition. Les femmes, elles, se partagent les meilleurs rôles. Il y a Agnès, la rebouteuse, qui veille sur Matteo, le guide et le conseille. Et le protège de toute sa tendre sagesse de la méchanceté de la tante Nunzia. Elle garde Matteo des sombres manigances de Lisa pour le conduire peu à peu vers Caterina, la libre et solaire Caterina. Ainsi, ce roman, tout en contrastes et en oppositions, qui s’ouvre sur une scène sanglante de mise à mort, se clôt-il sur des perspectives de vie. Peut-être derrière la mise à mort de l’île faut-il croire en sa résurrection prochaine ? Sous une autre forme, sans doute. Qu’il reste à inventer.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
« Je m’approchai du sanglier, il n’en restait plus rien, que les grès luisants et ensanglantés. Je regardai les hommes. L’un d’entre eux alluma une cigarette ; je levai la mazza et frappai. Je cassai net les deux grès. Je pris les morceaux brisés et les leur montrai. Les hommes poussèrent un long cri qui libéra leur joie sauvage et mauvaise. Ensuite, tout retomba dans le silence. Personne n’osait lever la tête ni se regarder. Je restai debout, à l’écart.
Au bout d’un moment, Jean Andreani se leva et s’approcha de moi.
« Sgiò Mattéo, dit-il - et c’était la première fois qu’il me donnait ce titre -, il ne faudra rien dire. Il faut garder le secret de cette chasse. Les hommes doivent réapprendre les règles et je ne sais si ces chiens seront encore bons à quelque chose. J’ai connu Marcu Silvarelli. Seul un mazzeru peut empêcher que cette chasse barbare recommence. »
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MARIE FERRANTI
Ph. Gérard Baldocchi
Source
Née à Lentu, un village au sud-ouest de Bastia, le 20 décembre 1959, Marie Ferranti vit actuellement à Saint-Florent (Haute-Corse). Avant de se consacrer à la littérature, elle a enseigné comme professeur de lettres. Son premier roman, Les Femmes de San Stefano (1995), a été couronné par l'Académie Française (prix François-Mauriac). Elle est également l'auteur de La Chambre des défunts (1996), La Fuite aux Agriates (2000), La Chasse de nuit (2004), Lucie de Syracuse (2006), La Cadillac des Montadori (2008), Une haine de Corse. Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo (2012) et d’un essai sur l'œuvre romanesque de Michel Mohrt : Le Paradoxe de l'ordre (2002). La Princesse de Mantoue (2002) a été couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie française.
■ Marie Ferranti
sur Terres de femmes ▼
→ Rappelle-toi Barbara (note de lecture d'AP sur La Princesse de Mantoue)
→ Bastia
→ Postures et impostures de l'écrivain (billet d'AP autour de Lucie de Syracuse)
→ Marie Ferranti, Une haine de Corse (note de lecture d'AP)
→ 7 juillet 1807 | Signature du traité de Tilsit (extrait d’Une haine de Corse de Marie Ferranti)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site Gallimard) un entretien avec Marie Ferranti, à l’occasion de la publication de La Chasse de nuit
→ les Portraits photographiques de Marie Ferranti sur le site d'Olivier Roller
→ un article de Paul-François Paoli : Tous les chemins mènent en Corse (Rencontre avec l'auteur de Lucie de Syracuse, Le Figaro Littéraire, 29 juin 2006. Fichier Word)
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RISPONDU du 21 juillet 2005 (Canari, Cap Corse)
Ph, G.AdC
CHASSES DE NOVEMBRE par Angèle Paoli
L’orage était prévu pour la fin d’après-midi. Une moiteur dense donnait à l’air une épaisseur collante de glu. Le ciel s’était couvert peu à peu au-dessus de la mer. D’énormes nuages noirs, agglutinés en boules au sommet des montagnes, descendaient en masses serrées sur l’horizon. Un roulement sourd traversa le ciel de part en part, répercutant ses échos dans la conque des collines. Un éclair au large déchira de ses zébrures un pan de ciel. Une pluie serrée s’abattit sur les baigneurs. Elle sentit les grains drus et chauds tambouriner sur ses épaules. Les gouttes d’eau du ciel se mêlèrent aux incrustations de sel qui se disputaient sa peau. Elle aspira une longue giclée de pluie avant de disparaître sous la vague.
Elle se souvient de ce premier jour de novembre. Premier jour de grisaille, annonciateur de fraîcheur. Pendant la période ensoleillée d’octobre, elle s’était baignée chaque jour. Tantôt sur une plage, tantôt sur l’autre. Alternant ainsi versant maternel et versant paternel. De longues brassées coulées dans l’eau automnale rendue à sa pureté d’origine. Ce jour-là, elle était descendue sur la longue plage noire. Immensément vide. La plage « écrite » en dessous des tombeaux. Elle avait nagé longtemps, nagé encore pour ne pas se laisser saisir par la dureté de l’eau. Roulée par la vague, veillée par l’âpre tour tutélaire de Nonza, elle aspirait l’air frais de cette fin d’automne. Attentive à ne rien laisser échapper des sensations de bonheur et de plénitude qui s’imprimaient dans la mémoire de son corps. Elle se sentait pourtant sous l’emprise d’une inquiétude vague. Oppressée par tant de beauté sauvage et grandiose. Beauté abandonnée pour de longs mois à une solitude durable. À un silence séculaire.
Des coups de fusil déchirent le ciel. Bondissent d’un pan de maquis à l’autre. Les claquements secs se répondent en écho, ricochent, viennent se perdre vers le large. D’autres coups plus secs encore emplissent le ciel bas, zèbrent l’espace immobile, se noient dans l’horizon. Puis des cris rauques, des cris gutturaux, des cris d’entrailles sourdes. Des cris comme jamais encore elle n’en avait entendus, qui déchirent l’air de leurs stridences. Venus des tréfonds de la terre, ce sont des cris d’un autre âge, pas même semblables à des cris d’animaux ou de bêtes éventrées. Figée dans l’eau froide qui s’est fermée sur elle, elle comprend que ce sont des cris d’hommes, cris agrippés aux étraves rocailleuses de la montagne. Les cris des chasseurs de sangliers. Vainqueurs de l’animal traqué dans le maquis. Et mis à mort selon des rites ancestraux. Connus d’eux seuls. Avec ces cris farouches prend fin la battue de ce jour. Plus tard, dans la matinée, elle croise sur sa route les treillis des hommes hirsutes, broussailleux, sombres. Pareils aux sombres frondaisons d’où ils viennent de surgir. Fusil à l’épaule, ils regagnent appesantis, repus, le silence du village.
L’eau soudain se fige glaciale autour de son corps enroulé à la vague. Elle s’immobilise pétrifiée. Bondit hors de l’eau, se frictionne vigoureusement. D’autres images surgissent à l’improviste, qui viennent se superposer aux images du jour. Passé présent se chevauchent sans qu’elle ne sache plus vraiment distinguer l’un de l’autre.
Elle revoit ce soir lointain de novembre, un soir pluvieux et noir déjà hanté par l’hiver. La nuit les a surpris dès Luri. Au col, sous la tour de Sénèque, elle est tombée sur eux et les a enveloppés d’une obscurité inquiétante. Elle a pourtant tenu à pousser jusqu’au village. La route de la corniche, déserte, lui a paru bien plus étroite encore qu’à l’ordinaire. De loin en loin, des lumières s’accrochaient au flanc des collines. Elle devinait les scintillements plus denses du clocher de son village en suspens au-dessus de la mer.
Sur la route du moulin, des formes noires surgissent des fourrés. Des silhouettes se dessinent peu à peu dans le faisceau des phares. Des masses mouvantes s’égaillent autour d’elle sur la route. Il règne alentour, dans le noir des taillis à silhouettes humaines, une atmosphère d’embuscade. Elle n’a pas compris alors que les hommes rentraient d’une chasse vespérale. Elle reconnaît dans la tribu harnachée des treillis tous ceux qui font la loi ordinaire du village. Elle ébauche un geste d’inutile salut, certaine d'emblée de n’être pas reconnue dans ce contexte qui n’est pas celui de l’été.
Au sortir du carrughju, la maison de famille avait imposé sa forme massive mais fidèle, rassurante. Elle avait ressenti une émotion étrange de la savoir là, vivante, hors d’elle. Tout entière enclose sur son silence, repliée sur ses secrets, fouettée par les pluies battantes de la nuit. Ils avaient frappé chez la voisine, s’étaient faufilé dans le corridor froid. La maison était plongée dans l’obscurité la plus profonde. Seule une pâle lueur venue de la pièce du fond guidait leurs pas. Elle était là, recroquevillée dans son fauteuil d’osier, les épaules enveloppées de châles tricotés main. Elle ne les avait pas entendus. Elle ne les avait pas vus non plus. Elle ne les attendait pas. Ils s’étaient penchés doucement sur l’épaule de la vieille femme, pour ne pas l’effrayer. Elle avait fini par sursauter, tirée d’un sommeil sans rêve. Délivrée comme par miracle de la pesanteur noire de sa solitude. Sa surprise et sa crainte s’étaient muées en larmes d’émotion. Ils avaient partagé ce moment avec elle. Puis l’avaient quittée, la laissant à nouveau seule. Ils l’avaient rendue à son désarroi. Il faisait nuit d’encre.
À la sortie du carrughju, dans un halo moins sombre, elle avise à nouveau les chasseurs. Ils se sont glissés, presque subrepticement, comme des intrus, jusqu’au hameau. Le martèlement de leurs galoches résonne sur les dalles de la ruelle. De vagues onomatopées rebondissent de l’un à l’autre. Elle hâte le pas, soucieuse d’avancer vers davantage de lumière. Vers les ombres moins hostiles de la chapelle de l’Annunziata et des dernières maisons isolées sur la route.
Ce soir-là de novembre, elle avait voulu prendre son village par surprise. Elle avait compris qu’elle ne pouvait y entrer ainsi, sans prévenir. Elle n’avait pas vu de sanglier. Elle ne sut pas non plus si la chasse avait été fructueuse. Elle ignorait aussi que ce même soir, elle avait embrassé la vieille demoiselle pour la dernière fois. Elle a appris sa mort, quelque temps avant Noël.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli |
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Angèle, ton texte est simplement magnifique...
bises tendres
Elisanne
Rédigé par : ludecrit | 21 juillet 2005 à 12:06
Merci pour ta visite,
J'aime beaucoup ton texte ci dessus angèle, celui sur cette soirée de Novembre. Il tient debout tout seul comme une jolie petite nouvelle. Juste une question: faut-il un ou deux " P " à appesantis ?
Je suis très admiratif de cette variété d'informations sur ton site: images, liens, etc ... il faut une maîtrise manifeste de l'outil-blogue.
Merci pour ces petites oasis de résistance dans la nuit étoilée du monde.
Rédigé par : jacques | 22 juillet 2005 à 13:44
Merci à toi, Jacques. Cela me touche beaucoup.
appesantir avec deux "p" : oui, c'est un petit piège de la langue française. C'est apesanteur qui prend un seul "p".
Rédigé par : Angèle | 22 juillet 2005 à 14:05