Salvador Dali, Héloïse & Abélard,
in Série Dante, La Divine Comédie, II, Purgatorio, Paris, 1959.
Aquarelle, 33 cm x 26 cm.
Collection Joe et Teresa Long.
Source
SOUS LES FOUDRES DU CHANOINE FULBERT
C’est à un débat de très haut amour que se livrent les deux amants au cours de leur échange épistolaire. Cent treize lettres en tout. Anonymes. Seulement signalées par la double entrée : homme (Vir/V), femme ( Mulier/M). Marques de l’intervention du moine copiste qui, au XVe siècle, a étudié cette correspondance. Jean de Woëvre, bibliothécaire lettré de l’abbaye de Clairvaux. Jamais en effet, au cours de cet échange, l’un ou l’autre amant ne nomme par son prénom son aimé(e). Pourtant les chercheurs qui ont travaillé sur ces lettres sont quasiment formels et quasiment unanimes. Après analyses et examen des manuscrits, il ne subsiste, aux yeux des exégètes, qu’une très faible marge d’incertitude. Ces lettres, rédigées en latin, sont bien celles qu’ont échangées, quelques mois durant, Héloïse et Abélard. Des lettres qui datent du XIIe siècle. Au demeurant, les plus belles lettres d’amour qui soient.
De la plume d’Héloïse, l’on apprend qu’elle s’est lancée dans l’écriture épistolaire à l’instigation de son maître Abélard. Afin qu’elle mette à profit cet art de la rhétorique dans lequel elle excelle. Selon Abélard, d’ailleurs, l’élève surpasse bien souvent le maître qui voue à sa belle une admiration sans borne. C’est donc avec un billet d’Héloïse que s’ouvre cet échange de « Litterae ». Un billet bref, qui donne pourtant le ton. Un envoi, qui fait l’éloge du destinataire; quelques métaphores lyriques pour renforcer encore cet éloge. Sous la plume (le stylet, sans doute) d’Abélard, l’on apprend que ces lettres, consignées sur des tablettes de bois enduites d’une couche légère de cire, retournent toujours à Héloïse. Après lecture et réponse d’Abélard, un messager est chargé de rapporter les tablettes à Héloïse, alors la moniale chez les religieuses d’Argenteuil.
Mais le lecteur ignore tout du temps que mettent les lettres, non datées, à parvenir à leur destinataire. En revanche, les deux amants se plaignent de ce que le temps consacré à l’écriture de ces lettres leur est compté. Chacun aimerait s’adonner à la rédaction des messages amoureux autant de fois et aussi longtemps qu’il en éprouve le désir. Mais il n’est pas prévu par le couvent, soumis à des règles strictes, que l’abbesse Héloïse se consacre aux échanges amoureux. Même hautement littéraires. Quant à Abélard, qui tient sa chaire à Notre-Dame, il sent peser sur ses activités épistolaires la méfiance de plus en plus inquiétante du chanoine Fulbert, oncle d’Héloïse. Le philosophe théologien enjoint donc sa dame de se montrer prudente. Il faudrait même garder le silence, espacer la correspondance pendant quelque temps. Les obstacles ne manquent pas et les rumeurs vont bon train, qui constituent pour les deux amants un danger majeur. D’ailleurs, lettre 81, Héloïse n’hésite nullement à exprimer le désir de voir périr tous ceux qui tentent de dresser un obstacle entre elle et son amant. La séparation lui pèse et elle brûle de revoir Abélard qu’elle presse de venir la rejoindre. Parfois, au contraire, emplie d’une froideur soudaine, elle tente de calmer les élans d’Abélard et de le ramener aux seules considérations philosophiques. Simple coquetterie amoureuse ? Joute nécessaire pour éviter de tomber dans l’ennui d’une relation soumise à la routine ? Stratégie pour parer l’éventualité d’un danger ? Il est bien difficile de trancher et l’expression de la passion l’emporte sur les raffinements de la séduction. Car la séduction passe ici toute entière par l’écriture. Une écriture savante, nourrie des enseignements d’Abélard. Riche de métaphores choisies et contrastées. Une écriture très travaillée, qui n’exclut pourtant en rien la sincérité. « À une lampe brillante et à une ville posée sur un mont : puisses-tu combattre jusqu’à la victoire, courir pour l’emporter ! », écrit Héloïse dans la salutation de la lettre 9. « À son joyau le plus précieux, toujours rayonnant de son éclat naturel, son or le plus pur : qu’il sertisse et qu’il orne dignement ce même joyau dans les étreintes les plus joyeuses », répond en écho Abélard.
C’est Abélard qui fait allusion à leur première rencontre, celle qui a présidé à leur amour. C’est aussi lui qui voit dans la lettre un truchement qui ne remplacera jamais la rencontre des corps. C’est Héloïse qui évoque les salutations qu’elle tient secrètes à seule fin que le trop plein des mots ne vienne éteindre la force contenue dans le plus petit nombre. Au cours de cet échange qui traverse les saisons d’une seule année, les lettres prennent de l’ampleur, dépassant le pur exercice de rhétorique contenu dans les formules de salutation raffinée. Parfois relayée par des poèmes, l’expression des sentiments s’étoffe, se densifie. Se double chez Abélard d’une admiration sans borne pour celle, unique, qu’il a remarquée entre toutes pour ses vertus et beautés. L’exaltation d’Héloïse se confond parfois avec la piété divine. Mais si elle s’empresse d’exiger de son amant la maîtrise de ses ardeurs, elle brûle de le rencontrer. Les contradictions de l’amour, ses revirements, ses crises, ses ruptures et ses doutes n’épargnent ni l’un ni l’autre amant. Également soumis aux affres et aux délices de la passion.
Les lettres présumées d’Héloïse et Abélard constituent une correspondance privée unique. Nimbée d’amour courtois naissant. Et foisonnante de questionnements sur l’expression du sentiment amoureux. Un très beau duo d’amour que celui de ce couple médiéval. D’une émouvante modernité.
Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard, traduites et présentées par Sylvain Piron, Gallimard, 2005.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT (lettre 82)
Mulier (M)
« Quam michimet vellem mitti, tibi mitto salutem.
Nescio quod magis hac esse salubre queat.
Si quicquid Cesar unquam possedit haberem,
Prodescent tante nil michi divitie.
[…]
Gaudia non unquam te nisi dante feram,
Et dolor et luctus nos tempus in omne secuntur
Ni dederis michi res nulla salubris erit.
De rebus cunctis quas totus continet orbis,
Denique semper eris gloria sola michi.
Suppositi terre lapides velut igne liquescunt,
Cum quibus imposita liquitur igne pyra,
Sic nostrum late corpus vanescit amore.
Sicque vale vive per tempora longa Sibille,
Vincas ut metas habuit quas Nestoris etas.
Miserere mei quia vere coartor dilectione tui. Vale. »
La Femme
« Le salut qu’à moi-même je voudrais recevoir, je te l’envoie.
Je ne sais pas ce qui peut être le plus salutaire.
Si j’avais tout ce que César a jamais possédé
À rien ne servirait d’avoir tant de richesses.
[…]
Je n’aurais jamais d’autres joies que celles que tu me donnes,
Et la douleur et le chagrin nous suivront en tout temps.
Si ce n’est toi qui me le donnes, rien ne me sera salutaire.
De tout ce que le monde entier contient,
Pour finir tu seras toujours ma gloire unique.
Les pierres posées à terre, comme enflammées, se liquéfient,
Quand le bûcher qu’elles soutenaient a fondu dans le feu.
Ainsi s’évanouit notre corps, consumé dans l’amour.
Puisses-tu vivre ainsi, bien portant, aussi longtemps que la Sibylle,
Et dépasser les limites qu’a eues l’âge de Nestor. »
(pp. 97 et 160)
merci Angèle pour ce très beau texte ,
ce beau duo d'amour , cet amour fou qui rend la vie belle, lumineuse et pourtant engendre aussi la tristesse , car la peur de perdre l'amour qui fait le sel de la vie...
Rédigé par : ludecrit | 13 juin 2005 à 16:34
Cette page est magnifique ! Merci pour ces amants un peu oubliés , merci pour cette évocation des joies épistolaires , merci pour Dante/Dali.
Rédigé par : Mj | 20 septembre 2010 à 13:03