Ph, G.AdC
un visage
mais chaque visage
est la forme de ma vie
et je visage de toi
comme tu visages de moi
plus profond que toute la peau
jusqu’au-dedans où les tristes
retrouvent
la matière
des joies
Henri Meschonnic, Tout entier visage, Arfuyen, 2005, page 73.
COMMENTAIRE
De la poésie osmotique d’Henri Meschonnic
La lecture du recueil Tout entier visage d’Henri Meschonnic est une lecture heureuse. Elle agit en eau souterraine. Pacifiante, réconciliatrice.
Tout entière habitée, parcourue, investie d’une poétique du silence autant que du langage, la poésie d’Henri Meschonnic est une poésie osmotique. Le « je » et le « tu » y fusionnent de manière subtile, presque invisible. Le glissement se fait à la presque insu du lecteur. Qui perd de vue à qui l’une ou l’autre voix appartient, d’autant que le « nous » est souvent convié pour prendre le relais. Et compléter le fusionnement qui opère à travers cette subtile triangularité. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse d’un même moi ou d’un autre ou même de la combinaison habile de plusieurs. Ce qui semble ici compter, c’est la faculté du poète à réaliser cette osmose, à la fois parfaite et heureuse.
Paradoxalement, à lire et à relire les textes qui composent ce recueil, à m’en imprégner, il me vient sans cesse à l’esprit les visages angoissants, mortifiés et mortifères de Francis Bacon. Ses figures disjonctées, à double mouvement hélicoïdal dedans/dehors, viennent se superposer aux images choisies par le poète pour transposer en mots ce fascinant basculement d’hélice. À la différence de Bacon, chez Meschonnic, nul ne reste sur la lisière du dedans et du dehors. Sur cette frange de folie qui tient le spectateur rivé à son angoisse. Car il arrive toujours un moment dans le poème où se fait la symbiose, un lieu où s’accomplit avec bonheur et légèreté l’union/communion avec le monde. Déjà contenue à mon sens dans le titre du recueil. Sans doute l’essentiel est-il déjà inclus dans ce « tout entier visage ». Et confirmé par la poétique qui le sous-tend. Tant de densité existentielle/essentielle enclose, tout entière contenue à l’intérieur de si peu de mots et de tant de silences. « J’ai fait un nœud à mes mots », écrit-il ou encore « La voix qui s’ensilence est plus forte ». Mais loin d’être un silence d’emmurement, un silence qui retient son cri, le silence de Meschonnic semble contenir en germe des forces de vie. Des poussées d’un inhabituel bonheur. Une parfaite osmose de la rhétorique du langage et du silence. De la poésie et de la vie, que celle que nous offre Henri Meschonnic dans son Tout entier visage.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli |
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Un visage et l'Autre. Équation "Je et tu" qui manifeste l'"accélération" des substances individuelles en ce lieu de rencontre, le visage. Puis, le précipité - matière des joies - qui se moque de la forme, qui traverse et transcende la peau.
De la même manière poésie, vie et théorie se confondent... La figure osmotique du poème de Meschonnic me rappelle un passage de son "Poétique du traduire": " (...) le langage est dans le corps, ce que l'écriture inverse, en mettant le corps dans le langage".
Tout ça pour le plus grand "plaisir du texte", dirait un autre...
Rédigé par : La Juvéniste | 19 juin 2005 à 02:55
Oui, Juvéniste, j’entends les mots que vous dites à Angèle. Mais il arrive parfois de ne plus savoir (sur le mode sensible ou rationnel) ce qu'est le corps et où est la corporéité du corps… et de ne plus pouvoir de ce fait retrouver celui-ci dans le langage (surtout si ce langage se fait « cruellement » cri ou silence, en deçà du langage. Je pense à l'instant à Artaud, mais aussi à Münch et à Steiner). La voix… Ma voix. « A quoi sert ma voix si je ne sais plus les mots et s’ils s’en vont de nous aussi », dit aussi Meschonnic dans Tout entier visage.
Me reviennent aussi en mémoire les vers d'Eluard (La Victoire de Guernica, 1937) :
"Visages bons au feu visages bons au froid
Aux refus à la nuit aux injures aux coups
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe..."
Rédigé par : Yves | 20 juin 2005 à 13:13
D'accord avec vous Yves sur le fait qu'il y aurait encore beaucoup à dire sur le silence, sur les mots, le corps, la corporéité du langage. Dans le cas de Meschonnic, l'absence des mots poétise le vide, le silence. Or, cette absence me semble fort différente de celle que je perçois dans les textes d'Artaud (excusez ce jugement à l'emporte-pièce). Chez ce dernier, la maladie nerveuse provoque la plongée dans une douleur et une souffrance inscrites "cruellement" dans la vie du corps. Cette absence de soi - paradoxale parce que si douloureuse et si douloureuse parce que paradoxale - s'incarne dans le cri. Les cris d'Artaud, sur le papier, deviennent des mots et c'est là que le corps dépossédé - mais ainsi transposé - retrouve une certaine matérialité. Comme dans le silence de la toile, le cri sans fin du personnage de Munch résonne à nos oreilles.
Je ne voudrais pas tomber dans le psychobiographique, mais votre questionnement m'y porte un peu (difficile ici pour moi de séparer vie réelle et symbolique!). Vingt ans d'études littéraires et une maladie m'ayant presque menée chez Hadès m'auront fait réfléchir à tout cela. Chez Artaud le corps trouve en quelque sorte sur la page blanche une terre d'accueil et les signes sur le papier viennent en quelque sorte confirmer sa relation au vivant. Mais il peut arriver aussi que la maladie mène plutôt à la mort de l'écriture (car il y a ici à ajouter au problème la double possibilité de manifestation du langage). L'attention soutenue au corps suscitée par la maladie monopolise l'énergie et ne reste de poésie possible que cette "figure" du corps affaibli sur lequel s'écrit littéralement notre histoire, que celle de la vie tangible qui menace de fuir. Toute versation sur le papier peut, dès lors, devenir impensable. La suite est anedectotique mais confirme les liens étroits qu'entretiennent corps et langage. Il m'aura fallu cinq ans (et le sentiment profond d'avoir récupéré mon intégrité corporelle) pour retrouver le plaisir du texte... celui de la lecture comme celui de l'écriture. Temps du corps, temps de la vie et temps de la pensée enfin réunis! Pour le meilleur et pour le pire puisqu'il m'arrive parfois d'avoir la nostalgie de cette période où, ma plume bien rangée dans son plumier, je passais des heures à sentir le lilas, regarder les oiseaux, écouter les bruits de la ville sans le souci du texte à finir. Parlant d'appel du devoir, j'ai une communication sur le feu...
Rédigé par : La Juvéniste | 21 juin 2005 à 21:14
Vous avez tout à fait raison pour Artaud. Mais vos mots ont une étrange résonance dans ma tête (= j’ai une SEP depuis 5 ans) et me mettent un peu la tête à l’envers (kata-strophe). Je ne me sens pas prêt à en débattre publiquement. Pour l’instant, j’écoute la passacaille (Passacaglia della vita) choisie par Angèle en extrait musical du jour : « Non vaglion sberate, minarie, bravate che caglia l’ardire, bisogna morire. Dottrina che giova, parola non trova che plachi l’ardire, bisogna morire ». « Rien ne valent les jérémiades, les menaces, les bravades, que le courage sait bien bâtir. Il faut bien mourir. Aucune bonne science ne trouve les paroles pour calmer le désir. Il faut bien mourir ». Pour bien entendre cet air, il faut se reporter au Moyen Age et imaginer un squelette « follement trimballé » à travers les ruelles de la ville (passa-calle) sur un air de danse macabre, paradoxalement joyeux, dans une ambiance de carnaval transposée dans le palazzo du cardinal Barberini à Rome. Il y a des fêtes semblables en Amérique du Sud.
Rédigé par : Yves | 22 juin 2005 à 10:07
je viens d'écouter l'extrait musical que je ne connaissais pas, il ressemble étrangement à
"La Missa Criolla" (2 sur le disque Philips 420955-2) de Ariel Ramirez...interprété par José Carreras
Etrange...
Rédigé par : ludecrit | 22 juin 2005 à 10:44
En réponse à Ludécrit : Je n'y avais pas songé. Même si le sous-titre de cette oeuvre du Seicento est "Passacaille", la base mélodique et harmonique est en fait celle d'une tarentelle, comme on en retrouve beaucoup dans le répertoire populaire de tradition orale du Sud de l'Italie. Il se peut qu'Ariel Ramirez s'en soit inspiré, même si ses origines sont je crois argentines.
Rédigé par : Yves | 22 juin 2005 à 17:11
Yves,
J'ai poussé mes recherches car très intriguée par la ressemblance (à mes oreilles) voilà ce que j'ai trouvé (le 2 étant le Gloria)
Avec le Gloria, au contraire, la musique est exaltante. Ariel Ramirez pour cette partie s’est appuyé sur le carnavalito, une danse inca joyeuse. C’est un rythme qui rappelle la région des Andes.
Cela rejoint votre analyse première.
Rédigé par : ludecrit | 22 juin 2005 à 18:44
Chère Elisanne,
Si tu veux en savoir plus sur la Tarentelle, je te conseille l'écoute du superbe disque publié par Alpha (Alpha 503): La Tarentelle (Antidotum Tarentulae). On y retrouve d'ailleurs Marco Beasley comme pour l'extrait du disque de Stefano Landi. Et la notice est un modèle du genre...
Rédigé par : Angèle | 22 juin 2005 à 22:25
Je viens, avec quelque retard et hors champ, ajouter mes mots aux vôtres bien que la conscience très prégnante de l’inanité (sonore ?) des miens me pousserait plutôt au silence et à la retraite. Et même à l’abolissement. Car de quels mots prolonger les vôtres et pour dire quoi, sinon que les maux/mots qui touchent au corps laissent sans voix. Alors oui, pour conjurer les mauvais sorts, j’avais choisi pour Yves et pour vous, pour Elisanne aussi, mais pour d’autres raisons, la «passa-caille de la vie». Moi qui ai aussi, ancrée au corps, la nostalgie des carnavals anciens que je n’ai pas connus. Ces manifestations burlesques au cours desquelles les étudiants foireux trimballaient, follement accrochée à leurs hardes, la faucheuse encanaillée. Histoire de narguer les interdits pesant sur la chair.
Voyez jusque dans quelle sarabande le poème osmotique d’Henri Meschonnic « nous » conduit !
Rédigé par : Angèle | 23 juin 2005 à 17:12
Que de générosité et de beauté dans tous ces mots que je viens de retrouver sur votre blog, Angèle, après l'avoir déserté pendant deux longs jours. Un petit saut de puce avant-hier, mais sans que j'aie eu le temps d'y laisser une quelconque trace.
Je ne connais pas non plus très bien le Meschonnic poète, mais j'apprécie beaucoup l'autre, le poéticien. J'en viens justement. Et les mots sont aussi beaux d'un côté comme de l'autre, ce qui laisse toujours espoir d'une réunion entre le littéraire et le scientifique, chose que certains réussissent avec bonheur à la faveur d'une magie qui m'échappe parfois encore, mais que je tente de recueillir aux détours de leurs pages, si pleines, si belles.
Merci pour les vôtres que j'ai toujours plaisir à découvrir. Cet espace-blog n'est comparable à aucun autre tant pour l'intérêt de ses articles que pour les échanges qu'ils suscitent. Une belle réussite!
Rédigé par : La juvéniste | 23 juin 2005 à 22:46
L’ILE DE TERRES DE FEMMES EST FIERE DE SA BEAUTE, OUI !_________
"Comme les hommes se déplaçaient à l'Orient, ils traversèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre :
- Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ;
La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent :
- Allons ! Bâtissons-nous une veille et une tour dont le sommet pénètre les cieux !
Faisons-nous un nom et ne soyons plus dispersés sur toute la terre ! "
Un recours à l'utopie, méthode d'investigation rigoureuse apparentée au traditionnel voyage de l'exil, mère imaginaire de la cité idéale : c’est ainsi que je vois TERRES DE FEMMES depuis que je le consulte chaque jour et y participe un peu quelquefois…
Les lecteurs-contributeurs de ce weblog (pour moi c’est bien plus : un site littéraire de culture syncrétique en fait) capables de provoquer le savoir-faire, perméables à l'emphase (au sens de force expressive) des propos, au lyrisme des espaces, à l'éclairage parfois cru de la lumière méditerranéenne, se trouvent souvent récompensés d'une tendre passion à rechercher le "beau" pour récuser "l'absurde". J’en suis !
Etre ou ne pas être, construire en pixels et en vrai d'imaginaires rêves d'encre et de papier, tel est le pari de ce dessein utopiquement réel.
MERCI KALLISTÈ !
Verbe, espace, territoire, réminiscences d'anciennes obsessions occidentales, TERRES DE FEMMES c'est l'éclectisme moderne synthétisant l'accumulation des signes de l'époque.
Merci Angèle pour votre plume, merci Yves pour votre savoir-faire, merci à tous les contributeurs (trices) pour votre gentille, bienveillante, et souvent talentueuse participation et chaleureuse présence.
Amicizia
Guidu __________
Rédigé par : Guidu | 24 juin 2005 à 16:50
Merci à Juvéniste, Ludécrit et Guidu pour ces mots chaleureux qui me vont droit au coeur et me confortent dans la voie que j'ai choisie pour ce projet. Mais Terres de femmes n'est pas seulement ma terre, ce sont aussi les terres de ceux et celles qui y accostent et y jettent l'ancre en explorateurs bienveillants et fidèles. Et c'est pourquoi je tiens tant au pluriel de Terre(s), non pas des femmes (acception trop exclusive et discriminatoire), mais de femmes.
Rédigé par : Angèle Paoli | 24 juin 2005 à 18:24
Bonsoir, en cherchant "Henri Meschonnic", j'ai rencontré par hasard votre site et c'est une merveille!
Bastia est du côté de l'originaire pour moi, de "l'arrière-pays", merci donc pour ces photos singulières et ces textes!
Anne Costantini
Rédigé par : Anne Costantini | 14 juin 2006 à 10:03
La note de lecture d'Angèle "De la poésie osmotique d’Henri Meschonnic" a été l'amorce d'un article commandé par Alain Chanéac et Jean Gabiel Cosculluela pour le numéro spécial "Henri Meschonnic" de la Revue Faire Part, paru fin mai 2008.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 31 mai 2008 à 17:34