Présentée pour la première fois en 1966 au Théâtre de l’Odéon, à Paris, dans une mise en scène de
Roger Blin, la pièce
Les Paravents de
Jean Genet remonte sur scène, sous la houlette de
Patrice Chéreau. Le
4 juin 1983, au Théâtre des Amandiers à Nanterre. J’y étais.
Source : IMEC
LES PARAVENTS, MÉTAPHORES DE L’HYPOCRISIE OCCIDENTALE
Publiée en 1961, après Les Bonnes (1947), Le Balcon (1956) et Les Nègres (1959 ), la pièce de Jean Genet est d’abord créée en Allemagne, puis accueillie en 1966 au Théâtre national de l’Odéon, alors dirigé par Jean-Louis Barrault. Dès les premières représentations, la pièce suscite les passions. Le théâtre de l’action est l’Algérie. Et la guerre d’Algérie est encore très fraîche dans les mémoires. Et il n’en faut pas davantage pour que certains ne voient, derrière les paravents autour desquels se déplacent, masqués, les acteurs, qu’une mauvaise caricature du militarisme. Le Figaro lance l’attaque, sous la plume virulente de Jean-Jacques Gautier, rédacteur de la page théâtre du quotidien. Un député demande la suppression des subventions allouées au Théâtre de L’Odéon. Sans par ailleurs se soucier des qualités proprement littéraires et dramaturgiques de l’œuvre. Portée sur les planches par Madeleine Renaud et Maria Casarès. Notamment. L’ambiance est plus qu’électrique. Elle est musclée. Les représentations sont interrompues par des commandos de parachutistes. Et il faudra l’intervention d’André Malraux, alors ministre de la Culture, sommé de s’expliquer, pour que le metteur en scène et l’auteur retrouvent leur droit à la libre expression et création.
En 1983, Patrice Chéreau reprend le flambeau pour les Amandiers de Nanterre et monte Les Paravents, en collaboration étroite avec son ami, le scénographe Richard Peduzzi.
L’action se déroule en Algérie et met en scène militaires et Arabes, également présentés sous leur jour le plus sordide. Genet n’épargne personne, pas même les morts. Qui ne valent pas beaucoup mieux que les vivants. Le désespoir grinçant de la pièce, si l’on ne prend pas garde de maintenir une forme de distanciation brechtienne, ne manque pas de déranger.
Composée de 25 tableaux, l’ultime pièce de Jean Genet (5 heures de représentation) fait intervenir plus de 100 personnages. Dont certains n’apparaissent qu’une seule fois. D’une structure très complexe, cette pièce constitue à la fois l’aboutissement d’une écriture et l’échec d’une œuvre. Puisque Genet se détournera pour longtemps de la littérature. On y retrouve, portés jusqu’à l’exacerbation, tous les thèmes chers à l’auteur : apologie de la révolte contre l’oppression et, en amont, dénonciation de la société occidentale. L’action s’organise à partir d’une succession de tableaux avec changements de points de vue. Les paravents peints se déplacent de droite à gauche et de gauche à droite. Et les comédiens qui se tiennent derrière apparaissent à tour de rôle, masqués et grimés, portant postiches, faux nez et faux mentons. Métaphores de l’hypocrisie occidentale, les paravents symbolisent tour à tour un lieu, une action, un récit.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
Le gendarme regarde encore autour de lui. Il fixe la pendule dessinée sur le paravent
Le Gendarme. - C’est bien vous. On vous a vue sortir de la maison de Sidi ben Cheik. Vous écartiez le rideau de perles de la porte. Les perles ont tinté… On vous a vue dans une glace, vous vous sauviez… La pendule n’y était plus. (Un temps) C’est celle-là !
La Mère. - La pendule a toujours été là, c’est mon mari qui me l’a ramenée de Maubeuge.
Le Gendarme, soupçonneux. - Combien de temps ?
La Mère, se levant. - Des années. Des années qu’elle est là, la pendule. Figurez-vous qu’un jour, quand il était tout petit, Saïd l’avait complètement démontée. Complètement. Pièce par pièce, pour voir ce qu’il y avait dedans, et tous les ressorts il les avait posés sur une assiette, il était encore tout petit, et juste je rentre, il y a de ça longtemps, vous pensez. Je rentre de chez l’épicier, et qu’est-ce que j’aperçois par terre… (Elle mime.) Mais réellement, comme une espèce de vermine qui voudrait se débiner: des petites roues, des petites étoiles, des petites vis, des petits vers, des petits clous, des petits machins y en avait plein, des petits ressorts, des harengs saurs, clés à molettes, cigarettes, trottinettes…
Pendant les explications de la Mère, Leïla se faufilait vers la sortie, mais le gendarme se retourne et la rattrape.
Le Gendarme, méchant. - Où vas-tu ?
Leïla. - J’essayais de me sauver.
Le Gendarme, méchant. - Te sauver !... Foutre le camp !... Faire la malle !... Tirer des pattes !... Et moi, dans le coup, qu’est-ce que je deviens ? Révocation. Je gagne la révocation. C’est pour ça que tu veux mettre les adjas ? Pour que j’aie le brigadier au cul, si. Petite ordure. Et moi, trop con, qui te disais vous pour être poli, comme on nous le recommande ! Ils en ont de bonnes ; là-haut en haut lieu avec leurs vous ! Je voudrais les voir qu’ils vous touchent de près, comme nous les petits.
La Mère. - Des petits ? Vous autres, pour nous, vous n’êtes pas des petits.
Le Gendarme. - Heureusement qu’on vous a et que comme ça y a plus petit que nous, mais si on nous oblige à vous dire vous on sera bientôt plus petits que vous.
La Mère. - De temps en temps vous pouvez oublier le vous et nous dire le tu.
Le Gendarme. - Surtout que vous aimez mieux ça, hein ? Le tu est plus chaud que le vous et le tu protège mieux que le vous. Quoique si le tu protège, le vous de temps en temps fait du bien, ça je m’en doute.
La Mère. - Un peu de vous, un jour sur quatre, et le tu le reste du temps.
Le Gendarme. - C’est mon avis. Le tu comme base et du vous comme goutte à goutte. Pour vous habituer. Nous et vous on y gagne, mais le vous, tout à coup, à qui dire le tu ? Entre nous et le tu est tu de copain, entre nous et vous le tu qui vient de nous est tu plus mou.
La Mère. - Juste. Le vous pour ça vous éloigne de nous. Le tu nous plaît, le s’il vous plaît n’est pas pour nous.
Leïla. - Le mou non plus… le tout non plou… le vu non plus.
Elle rit. La Mère rit
La Mère, enchaînant. - Le fou c’est vous… le plus c’est mou… c’est tout au plus…
Elle rit. Leïla rit. Le Gendarme rit.
Le Gendarme. - Le mou c’est plou… c’est plus mon cul… Le cul mon coup… (Ils rient tous, aux éclats, mais soudain le Gendarme s’aperçoit qu’il partage ce rire. Il éclate.) Silence ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous cherchez ? À m’avoir par le rire et la galéjade ? À m’entraîner hors du droit chemin ? (Les deux femmes sont apeurées.) Je suis peut-être un petit, ça oui, mais je ne peux tout de même pas rire, je ne peux tout de même pas me fendre en deux avec la racaille… (Il respire et se radoucit.) C’est déjà beau qu’avec vos hommes on fraternise en parlant des drapeaux, en parlant des combats, de l’Argonne et du Chemin-des-Dames, tu te rappelles, Crouia, (Il parle alors comme feu le maréchal Juin lisant une proclamation aux Anciens Combattants.) c’est toi qui portais le fusil mitrailleur, moi j’étais tampon du pitaine, le jour où on a trouvé les deux Boches en joue, pan ! rayés par un Bicot, ça c’est du baroud et j’ai pas honte de le rappeler et de boire avec cézigue, pas honte. Avec vos hommes, nous émouvoir, oui, de temps en temps, et de bon cœur… (Un temps, puis avec gravité.) Mais rire en même temps, non, ça non, ça serait trop grave. Sur le rire je pourrais vous en dire. Du rire qu’on se fend la pipe et du rire qui désarme. Quand on se marre, tout s’ouvre : la bouche, le nez, les yeux, les oreilles, le trou du cul. À la fois on se vide et qui sait quoi vient à la place. (Sévère.) C’est compris ? Ne pas chercher à m’avoir à l’éclat de rire. Je peux être féroce. Vous n’avez pas vu combien il me reste de molaires dans le fond de ma bouche ?
Il ouvre grand la bouche sans bruit et les femmes paraissent effrayées, mais retroussant les lèvres du Gendarme, elles observent les dents.
Jean Genet, Les Paravents, neuvième tableau, Gallimard, Collection Folio, 1981, pp. 98-100.
Le 19 décembre 1910 naissait Jean Genet.
Rédigé par : Pascale | 19 décembre 2007 à 15:40