21 juin 1927/La comtesse Greffulhe et Anna de Noailles
Paul César Helleu (1859-1927),
Portrait de la comtesse Greffulhe (1886-1890 ?)
Collection du Duc de Gramont.
Source (avec mes remerciements à mon amie Gabriella)
Le 21 juin 1927 a lieu, galerie Bernheim-Jeune à Paris, le vernissage d’une exposition consacrée aux pastels d’Anna de Noailles. Exposition organisée par la comtesse Elisabeth Greffulhe et qui se tiendra jusqu'au 8 juillet 1927. Avec le soutien de Paul Léon, directeur des Beaux-Arts.
L’exposition des œuvres d’Anna de Noailles remporte un véritable succès. La critique retrouve dans ces « délicats pastels » un peu des sépias de Hugo, des croquis rappelant ceux de Musset ou de Baudelaire, ou encore des eaux-fortes de Paul Valéry. Une œuvre définie ainsi par un journaliste : « Peu de traits mais des tons exquis, clairs et tendres. Aucune science mais une fraîcheur, une candeur, une gaieté d’écolière en vacances. Le charme dans la gaucherie ». On le voit, ce n’est pas là l’œuvre novatrice d’un grand maître. Du reste, Anna de Noailles ne s’y trompe pas, qui déclare que la vente dont ses pastels ont fait l’objet est « la plus grande escroquerie du siècle ».
Mais la Comtesse Greffulhe, inquiète de la noirceur de l’âme de son amie, n’a cessé d’encourager l’artiste dans sa démarche, consciente que le travail de peinture qui l’occupe, pourrait sortir Anna de la « ténèbre » dans laquelle elle est en train de se laisser sombrer. Catherine Pozzi, qui rend visite à la malade le 1er juillet 1927, la trouve couchée dans son lit, dans un état d’abandon que ses cheveux et son visage défaits accentuent encore (Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Phébus Libretto, 2005, page 405).
Aux côtés de la déliquescente Anna, la comtesse Greffulhe fait figure de déesse olympienne. Née comtesse de Caraman-Chimay, Elisabeth Greffulhe rayonne de tout son éclat sur le Paris mondain. Elle règne sur toutes les fêtes, tous les vernissages, tous les concerts. Toutes les récitations poétiques. Cousine, par sa mère, du poète Robert de Montesquiou (ami de Marcel Proust), elle inspire à l’auteur de La Recherche l’un de ses personnages clés: la duchesse de Guermantes. La première fois que Proust rencontre la comtesse Greffulhe, c’est chez Mme de Wagram, le 1er juillet 1893. L’apparition de cette femme, coiffée avec une « grâce polynésienne » d’orchidées mauves descendant jusqu’à la nuque, le fascine. Au point qu’il lui consacre le troisième volet de son œuvre : Le Côté de Guermantes.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
« Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d'apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi- obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d'une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu'un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux.
À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d'un nid d'alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s'étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu'on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moments se trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n'était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l'exact point de départ, l'amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l'œil ne pouvait s'empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d'une figure idéale projetée sur les ténèbres.
– C'est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui était avec elle… »
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, in À La Recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 41.
COMMENTAIRE DE PIETRO CITATI
Marcel, venu assister lui aussi à cette représentation de Phèdre, se trouve « en bas, parmi les madrépores humains, les protozoaires sans existence individuelle. Tout à coup, la duchesse l’aperçoit. Levant sa main gantée de blanc, elle l’agite en signe d’amitié, fait pleuvoir sur lui « l’averse étincelante et céleste de son sourire », et les regards de Marcel croisent « l’incandescence », et « les feux » des yeux de la princesse. Le monde des Guermantes a trouvé sa radieuse apothéose de lumière. »
Pietro Citati, La Colombe poignardée, Gallimard, Collection Folio, 1998, p. 379.
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 15 avril 1900/Parution du poème « Bittô » ; - (sur Terres de femmes) 30 mai 1901/Récitation de « L’Offrande à la Nature » d’Anna de Noailles par Sarah Bernhardt ; - "La Recherche avant la Recherche : Proust commentateur d’Anna de Noailles", par Luc Fraisse (Université de Strasbourg). |
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