ELLE SE SOUVIENT DE MUNA
Elle se souvient de Muna. À l’instant même où elle a entendu pour la première fois ce nom, il a résonné en elle comme une caresse. Douce et mystérieuse. Son père avait dû lui en parler, lui qui connaissait si bien Marie Susini et nourrissait pour son amie une tendresse secrète dont elle n’eut jamais l’aveu. Mais, au temps de son adolescence, cela lui avait échappé. Cela était resté enfoui dans les strates profondes de sa mémoire. Elle n’a retrouvé Muna que bien des années plus tard. Elle aimait celui avec qui elle devait se rendre au village. Aller à Muna. Cela prenait en elle, comme toujours, les formes fantasmées d’un voyage initiatique. Qui la mettait dans un état de vibration euphorique, impatiente et fébrile. Qu’elle contenait à grand-peine. Quelque chose devait se passer, elle en était sûre, qui devait la transformer. Du « terrazzinu » de la maison d’Evisa, elle scrutait le lointain par-delà les toits de tuiles rouges et les murs de granit. Elle cherchait à deviner Muna. Mais Muna se trouvait au-delà. Dans une autre vallée, inaccessible au regard. Avant même de prendre la route, elle savourait l’avant-goût de contrées inconnues et farouches, blotties au fin fond des montagnes. Livrées à leurs origines, tout aussi inaccessibles. Aujourd’hui encore, cette impression domine lorsqu’elle murmure ce nom évanescent, à la consonance auréolée d’une étrange lumière astrale. Il n’y pas loin de Muna à Luna. Il devait y avoir quelque similitude cachée entre ce village et la Sémélé qui lentement se lève de derrière les pics. Irradie le ciel de juillet et inonde de ses rayons les vieilles pierres de Muna. Elle et la Luna avaient dû sceller un pacte. Connu d’elles seules. Ce nom de Muna, sans doute en raison de la douceur de ses syllabes, elle l’associait parfois à la jolie mamona d’Evisa. Une grand-mère aux traits empreints de tendresse, au regard pétillant de clarté malicieuse. Mais Muna pouvait prendre aussi à ses yeux le visage buriné et sévère de femmes enveloppées d’un fichu noir, lèvres serrées sur leurs silences.
Muna, Muna. Muna llena…
Elle revoit le voyage de jadis au départ d’Evisa. L’arrêt au col de Sevi, d’où le regard embrasse le golfe de Girolata. Au loin, la découpe tremblée des crêtes déchiquetées sur l’horizon que la chaleur blanchit. Et plus près d’elle, presque à portée de mains, les lourds mamelons glissants et lisses des montagnes d’Evisa. Plus bas encore, les châtaigneraies et les fougères. Puis, la route étroite qui serpente jusqu’à Vico. Quelque part, une fois passé le gros bourg, la bifurcation pour monter à Muna. Elle ne sait plus trop si elle a découvert le village de derrière un rideau d’arbres, au détour d’un virage. Elle se souvient seulement d’avoir entendu le silence qui enveloppait Muna, avant même qu’elle ait pu s’en approcher. Son guide lui avait conseillé de faire le moins de bruit possible, d’éviter les éclats de voix, d’approcher avec discrétion. Pour ne pas alerter les habitants. Ils s’étaient faits tout petits. Marchaient presque sur la pointe des pieds. Elle se souvient de sa peur. Peur de Muna, de ce village qu’elle avait porté en elle. Et aimé sans le connaître. Il était là. Sous ses yeux, reclus dans ses secrets centenaires, impénétrables. Caché dans le recreux de montagnes géantes. Perdu et replié dans sa solitude sauvage et craintive. Quelques maisons grises en pierre du pays, regroupées autour de la chapelle en terrasse, comme des brebis autour du berger. Des maisons hautes d’une sévère rusticité. Mais authentiques dans leur rudesse. Sans fioriture aucune, ni frivolité dans l’abandon. De la pierre sèche, bien équarrie. Des fenêtres closes. Quelques venelles étroites que n’infiltre aucun rayon de soleil. Des raidillons abrupts qui se perdent dans la rocaille. Des marches que l’usure estompe. Et, partout, des herbes grillées qui envahissent murets et carrughji. Pas âme qui vive, pas un chien, pas même un chat. Seuls quelques lézards courant sur la pierre brûlante. Et soudain, le sentiment d’être observée. Épiée. Les contrevents s’entrouvrent un à un puis se ferment en claquant. L’ombre d’un visage glisse derrière un carreau. Et ce malaise lourd, insaisissable et irrépressible qui monte en elle. Ses regards impuissants à percer le mystère des maisons de Muna. Un autre contrevent qui grince un peu plus haut. Sans qu’il y ait une once de brise. Mille regards qui semblent la surveiller. Mille regards invisibles, insaisissables. D’imprévisibles et improbables visages qui la dévisagent. Son guide qui semble en savoir long sur l’histoire du village lui fait signe de battre en retraite. Mieux vaut ne pas s’attarder dans ces parages qui lui semblent hostiles à sa présence. Serait-elle une étrangère sur la terre de Muna ? Elle quitte Muna à regret. Elle ne l’a pas approchée assez longtemps pour que lui soit livré son secret. Le mystère de Muna lui a échappé. Elle s’est sentie dépossédée.
Combien d’habitants le village compte-t-il aujourd’hui ? Elle ne saurait le dire. Elle sait seulement qu’il était il y a peu au nombre de ces villages désertés, abandonnés aux ronciers et à quelques vieux solitaires dont nul ne prendrait la place après leur mort. À moins que quelque famille ou quelque agence de tourisme n’ait depuis fait main basse sur les vieilles pierres et n’ait remplacé le souvenir des voix éteintes par une vaine et éphémère effervescence.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) MUNA : Terre rebelle. |
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