Jpk4, 2004
«
La poésie contemporaine, pour survivre, doit se défendre de l’effacement, de l’oubli, de la dérision par le choix d’un archaïsme : l’archaïsme du trobar est le mien. »
Jacques Roubaud, La Fleur inverse. L’art des troubadours, Les Belles Lettres, Collection Architecture du verbe, 1994, page 16.
Créée au XIIe siècle par le troubadour Arnaut Daniel (dit aussi Arnaut de Mareuil), la « sextine » ne prend son nom définitif que sous la plume de Dante et de Pétrarque. À l’époque d’Arnaut de Mareuil, ce poème à forme fixe appartient au genre de la « canso ». Seule et unique dénomination attestée par les manuscrits. « La sextine est une forme mémoire de la canso : c'est une mémoire interne » (op. cit., page 343).
La sextine est définie par le poète provençal et oulipien Jacques Roubaud comme « une canso de six strophes [ou "cobla"] sur six rimes » (et non pas « de six strophes de six vers sur deux rimes », comme le dit Morier dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique, PUF, 1975, 2e éd., p. 950, qui se contente de reprendre la définition de l'ancien Petit traité de poésie française de Théodore de Banville).
Comme le précise également Jacques Roubaud dans son essai (cf. ci-dessus), il ne s’agit pas vraiment de rimes mais plutôt de mots-rimes. Toutes ces rimes sont « estramps », c'est-à-dire orphelines : elles répondent au schéma suivant : abcdef. Par ailleurs, chacun des trois vers de l’envoi (« tornada ») reprend deux des mots-rimes. Il faut donc mettre en écho ces mots-rimes avec la sixième et dernière « cobla » de la « canso ».
La « canso » est définie par le poète oulipien comme la forme première du « trobar », celle à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Elle est la forme du « grand chant », celle qui commande le « champ des rimes ». Et ce qui motive cette forme, c’est l’amour, le grand maître de la lyrique européenne.
La plus célèbre de ces « canso » est la sextine originelle d’Arnaut Daniel dont découlent toutes les autres. Avec leur série de variantes et d’écarts.
Voici cette canso :
ONGLE ET ONCLE
Lo ferm voler qu’el cor m’intra . no-m pot ges bècs escoissendre ni ongla . de lauzangier qui pert per mal dir s’arma . e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga . sivals a fra lai on non aurai oncle . jauzirai joi en vergier o dinz cambra .
Quan mi soven de la cambra . on a mon dan sai que nuills hom non intra . anz me son tuich plus que fraire ni oncle . non ai membre no-m fremisca neis l’ongla . aissi uom fai l’enfas denant la verga . tal paor ai no-l sia trop de l’arma .
Del cors li fos non de l’arma . e cossentis m’a celat dinz sa cambra . que plus mi nafra-l cor que colps de verga . car lo sieus sers lai on ill es non intra . totz temps serai ab lieis cum carns et ongla . e non creirai chastic d’amic ni d’oncle .
Anc la seror de mon oncle . non amei plus ni tant per aquest’arma . c’aitant vezis com es lo detz de l’ongla . s’a liei plagués volgr’esser de sa cambra . de mi pot far l’amors qu’inz el cor m’intra . miells a son vol qu’om fortz de frévol verga .
Pois flori la seca verga . ni d’En Adam mogron nebot ni oncle . tant fin’amors com cela qu’el cor m’intra . non cuig fos anc en cors ni eis en arma . on qu’ill estei fors en platz o dins cambra . mos cors no-is part de lieis tant com ten l’ongla .
C’aissi s’enpren e s’en ongla . mos cors en lei com l’escorss’ en la verga . q’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra . e non am tant fraire paren ni oncle . q’en paradis n’aura doble joi m’arma . si ja null hom per ben amar lai
intra .
Arnautz tramet sa chansson d’ongl’e d’oncle . agrat de lieis que de sa verg’a a l’arma . son Desirat cui pretz en cambra intra .
Remarque : exception faite pour la « tornada » finale, le début de chaque strophe est annoncé par un vers plus court (octosyllabe).
La canso présente, dans les six coblas, le retour des mots-listes dans l’ordre suivant :
cobla 1 cobla 2 cobla 3 cobla 4 cobla 5 cobla 6
intra ongla arma verga oncle cambra
cambra intra oncle ongla verga arma
arma cambra verga intra ongla oncle
oncle arma ongla cambra intra verga
verga oncle intra arma cambra ongla
ongla verga cambra oncle arma intra
Le déplacement des rimes se fait selon des permutations régulières d’une cobla à l’autre. Ce qui crée un mouvement interne secret, semblable à celui d’une spirale. Très proche, selon Jacques Roubaud, de la spirale de « l’escargot ». Ou, selon Pierre Lartigue, du Nautile. Ce qui fait dire à Pierre Lartigue, auteur de L’Hélice à écrire : « La nature de ce mouvement est le secret de la sextine. » C’est dans ce secret que réside la fascination que la sextine a exercée (ou exerce encore) sur les poètes d’aujourd’hui. En premier lieu Ezra Pound, puis Raymond Queneau.
Source
TRADUCTION
La ferme volonté qui au cœur m’entre ne peut ni langue
la briser ni ongle de médisant qui perd à mal dire son
âme n’osant le battre de rameau ni de verge sinon en fraude là où je n’ai nul oncle je jouirai de ma joie en verger ou chambre
Quand je me souviens de la chambre où pour mon mal je sais que nul homme n’entre mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle tous mes membres jusqu’à l’ongle ainsi que fait l’enfant devant la verge tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme
Ah que je sois rien dans le corps non dans l’âme et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre plus me blesse le cœur que coup de verge d’être son serf qui là où elle n’entre toujours je serai près d’elle comme chair et ongle n’écoutant aucun reproche d’ami ni oncle
Et jamais la sœur de mon oncle je n’aimerai tant ou plus par mon âme aussi proche qu’est le doigt de l’ongle s’il lui plaisait je voudrais être de sa chambre il peut faire de moi l’amour qui dans mon cœur entre à son gré comme homme fort de faible moi verge
Depuis qu’a fleuri la sèche verge que du seigneur Adam sont nés neveux et oncles un amour comme celui qui dans mon cœur entre je ne crois qu’il a été en corps ni âme où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre mon cœur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle
Qu’ainsi s’enracine devienne ongle mon cœur en elle comme écorce en la verge elle m’est de joie tour et palais et chambre je n’aime tant frère parent ni oncle en paradis aura double joie mon âme si jamais homme d’avoir aimé y entre
Arnaud envoie sa chanson d’ongle et d’oncle pour plaire à celle qui de sa verge a l’âme son Désiré son prix entre en sa chambre
Source de la traduction : Jacques Roubaud, op. cit. supra.
Comme le souligne Jacques Roubaud dans son ouvrage (page 343), les innovations et modifications apportées à la forme de la sextine « (avant celle de Queneau [– la N-ine -] qui lui donnera une définition abstraite susceptible de généralisation) [...] montrent une incompréhension du "pourquoi" du mécanisme de la sextine » et dénotent a fortiori une mésinterprétation de l’essence même de la canso.
"l'escargot est mon animal-totem :
cette colonne enroulée autour d'un point
est aussi le monde"
Pierre Garnier, Poèmes de Saisseval, La Vague verte, 2005, page 20.
Rédigé par : Yves | 17 mai 2005 à 22:12
Je propose sur mon site une illustration de la sextine "Ongle et oncle". Cette illustration est une sextine graphique. Ne pas oublier le lien en bas de page pour faire défiler les coblas.
Rédigé par : Lucien Dujardin | 06 février 2006 à 15:24
Je suis désolé: Norton sécurité considère mon site comme publicitaire à cause du dossier "ad" pour Arnaut Daniel. J'ai modifié l'URL. Vous verrez les illustrations à cette nouvelle adresse
http://perso.wanadoo.fr/l.d.v.dujardin/expo/sextine/arda/index.html
Avec toutes mes excuses
Rédigé par : Lucien Dujardin | 06 février 2006 à 19:23
Voir, sur YouTube, un très beau document d'archives : le poète Ezra Pound disant un extrait de sa sextine "Altaforte", dédiée au seigneur-troubadour Bertran de Born.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 02 décembre 2007 à 16:49