Au cours de ma lecture du Pays de l’écriture,
de Silvia Baron Supervielle,
j'ai découvert la sextine Sextina de mis muertos
de la Vénézuélienne Ana Nuño (vivant depuis 1991 à Barcelone,
où elle a dirigé de 1997 à 2001 la revue littéraire
Quimera,
avant de fonder les éditions Reverso avec Carla Palacio).
Ana Nuño est l'auteure de Sextinario, une anthologie de quatorze sextines (parmi lesquelles, outre celles d’Ana Nuño, des sextines de Dante, Pétrarque, Camoens, Ungaretti, Joan Brossa, Spenser, T.S. Eliot, W.H. Auden, Elisabeth Bishop, etc.).
Je ne peux résister au plaisir de reproduire ci-dessous ce poème, une sextine magnifique, complètement aboutie : à mes yeux, « la perle des sextines ».
« Ya no los cuento. O, mejor dicho, cuento
los años. Y van cinco. Uno tras otro,
disciplinados y llevando el paso,
desfilaron hasta hundirse del todo
en el reverso blando de las cosas,
donde se alivian de peso los huesos.
Cierro los ojos, pero veo el hueso
del recuerdo, no la carne. El descuento
final comienza entre indistintas cosas
(hierbas, como piedras, quietas), y el otro
saldo, el del pasado, cesa del todo:
sin apremio, el tempio embarga tus pasos.
Y qué largo el tiempo entre paso y paso,
ahora que los tuyos quieren ser hueso !
En las calles, sobre los muros, todo
sigue igual : el tráfico inmόvil, el cuento
infantile de los graffiti, sin otro
alarde que el acopio de las cosas.
Y peor si he de sortear tus cosas
de madrugada, cuando oigo en mis pasos
los tuyos desde otra orilla. Desde otro
vacío que el de mi corazόn, tus huesos
quieren volver al desorden, al cuento
de cada día, a vuelta a empezar todo.
Pero te destienes, lejos de todo.
Nada distrae tu ausencia, las cosas,
como el sueño o tu silla, eran un cuento
de antes de dormir, nada, ni los pasos
que doy sobre la hierba de tus huesos
en la mañana vacía, ni el otro
ramo, dejado siempre porqué otro,
qué otra, sobre tu cabeza, sobre todo
eso que fue tu cabeza, ni huesos
ahora, sόlo una cosa entre cosas.
Nada te devolverá al tiempo, al paso
ligero de las horas, y tu cuento
es de ostros ahora, de éste, de todos.
Pero sigo viendo el hueso, la cosa
sin nombre, un pasillo desierto de pasos. »
Ana Nuño, « Sextina de mis muertos », Sextinario, Fundaciόn Esta Tierra de Gracia, Caracas, 1999 ; rééd. Plaza&Janes, Barcelone, 2002.
TRADUCTION de SILVIA BARON SUPERVIELLLE
(Le Pays de l’écriture, Éditions du Seuil, octobre 2002, pp. 181, 183)
[Début de la traduction]
Je ne les compte pas. Ou, plutôt, je compte / les années. Cinq déjà. L’une après l’autre, / disciplinées et en marquant le pas, / elles défilèrent jusqu’à sombrer entièrement / dans l’envers tendre des choses / où se dégagent du poids les os. //
Je ferme les yeux mais je vois l’os / du souvenir, non la chair. Le décompte / final commence entre indistinctes choses / (herbes, comme pierres, quiètes) et l’autre/ solde, du passé, s’arrête entièrement: / sans hâte, le temps séquestre tes pas. //
Et que le temps est long entre pas et pas / maintenant que les tiens veulent être des os ! / Dans les rues, sur les murs, tout est entièrement / pareil : le trafic immobile, l’histoire / enfantine des graffitis sans autre / prétention que le cumul des choses.//
Et pire encore si je tire au sort tes choses / à l’aube, lorsque j’entends dans mes pas / les tiens depuis l’autre rive. Depuis un autre / vide que mon coeur, tes os / veulent au désordre revenir, à l’histoire / de chaque jour, à reprendre à nouveau tout.//
Mais tu t’arrêtes, loin de tout. / Rien ne détourne ton absence, les choses, / comme le rêve ou ta chaise sont une histoire / antérieure au sommeil, rien, ni les pas / que je fais sur l’herbe de tes os / dans le matin vide, ni l’autre //
bouquet, présent toujours pourquoi un autre / quelle autre, sur ta tête, sur tout / ce qui fut ta tête, pas même des os / maintenant, mais une chose entre les choses. / Rien ne te rendra au temps, au pas / léger des heures, et ton histoire //
est maintenant aux autres, à lui, à tous. / Mais je vois toujours l’os, la chose / sans nom, un couloir désert de pas.
[Fin de la traduction]
Extrait du commentaire de Silvia Baron Supervielle :
« Corde entre les doigts. Ce soir près de la table, une voix chante les stances d’Ana Nuño. Intonation des sextines ; le rythme se répète à la fin des vers. Je traduis de l’espagnol sans appliquer des règles, en avançant comme je peux dans le poème la Sextina de mis muertos.
[…]
Les cordes lâchent mes doigts : la page termine son chant. En traduisant la première partie du poème, les morts d’Ana Nuño sont devenus les miens. Tant pour elle que pour moi, ils sont restés de l’autre côté de la mer, où on ne les entend plus. Ils se sont arrêtés, chacun loin de l’autre et loin de nous. Les morts sont séparés comme les vivants. Je ne peux pas penser à plusieurs morts à la fois. Les morts sont un par un. Ils sont un souvenir seul. Une image seule. Un nom seul. En vie, comme en mort, on s’observe d’une île à l’autre sans pouvoir se rejoindre. On pourrait traverser l’écart sur une barque ou à la nage, on ne rapprocherait pas les côtes afin d’en faire une seule terre ; la marée reviendrait les désunir et les emporter au large, chaque île dans son large, son vent, sa mer […] » (op. cit., pp. 180-182)
Schéma des coblas (Angèle Paoli)
Cuento : 1 2 4 5 3 6
Otro : 2 4 5 3 6 1
Paso : 3 6 1 2 4 5
Todo : 4 5 3 6 1 2
Cosas : 5 3 6 1 2 4
Huesos : 6 1 2 4 5 3
otros/todos
hueso/cosa
nombre/ pasos
Outre l'ouvrage de référence d'Ana Nuño sur la sextine, il existe sur ce sujet un ouvrage portugais paru il y a une bonne dizaine d'années :
António Cirurgiao, A sextina em Portugal nos séculos XVI e XVII, Lisbonne, Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, 1992.
Rédigé par : Yves | 20 mai 2005 à 16:43