Ph., G.AdC
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Noir bleu nuit ______________
Arrivés enfin au sommet de la colline, Philippe et Angela furent saisis par le panorama, il se déployait irréel jusque dans la brume au fond, où il mourait soudain.
Au-dessus d’une dune qui bordait l'autre rive du fleuve, une infinité de blocs abstraits se découpaient imposants dans le noir bleu nuit sali par la chaleur. Sans rien dire, ils contemplèrent ce paysage, ahuris. Ils se regardèrent en souriant. La voix éteinte. Le souffle interrompu.
Hassan, silencieusement, s'était assis sur une pierre ronde. Il l'avait préalablement époussetée de sa main épaisse. Il avait sorti de sa poche une pipe à kif et la fumait lascivement. Philippe détacha son regard de l’obscur lointain. Le filet de fumée excitait ses narines. Il se rapprocha d’Hassan et s'assit en tailleur devant lui. Pour la première fois depuis leur arrivée, il sentait un apaisement le gagner. Il trouvait beau le regard ardent du guide. Sans doute les yeux d’Hassan déjà troublés par le kif s'étaient fait moins farouches. Un sourire simple destiné à Philippe se dessina sous ses moustaches drues, il lui tendit la pipe et dit :
- Tu as déjà fumé toi ? Le kif, c'est notre alcool à nous.
Philippe tira doucement sur la pipe et la passa à Angela. Tous les trois formaient un cercle en se repassant la pipe. Chaque fois qu'elle s'éteignait, c'était Hassan qui en héritait. Il la vidait d'un souffle sec et la rechargeait aussitôt.
Le parfum du thé à la menthe embaumait la nuit. La fraîcheur du soir s'emplissait d'un silence léger. On entendait imperceptiblement le crissement régulier d'un criquet esseulé. Philippe et Angela, rompant avec cette habitude des gens de leur génération de parler à tort et à travers de choses prétendument théoriques, ne s'étaient presque rien dit depuis le petit déjeuner dans le patio de l‘hôtel. Ils ne parvenaient plus plus à utiliser de concepts pour désigner des choses simples. Pourquoi dire discours à la place de paroles, désespoir à la place de tristesse, dérive au lieu d'ennui, puisque le silence seul incluait tout ce qui se vivait au fond de leur conscience….
Extrait du Journal d’un piètre séducteur, auteur inconnu
Amicizia
Guidu _________________
Rédigé par : Guidu | 17 avril 2005 à 21:59
Bien plus qu’une carte postale de voyage___________
Lui se reprend comme il s'est laissé la veille. Il est en butte aux terribles chambardements des heures. Il écrit. Sa peine est plus diffuse. Elle, revoit volontiers une auto sur laquelle se referme la nuit, et cela ne se confond pas avec ce qu'elle sait d'Aix, mais plutôt avec Marrakech et le danger. Lui acrobate agile chancèle. Elle, sait qu'elle est spectatrice, même dans les coulisses. Depuis qu'un visage observe les méandres de son écriture, elle ne se sent plus réelle, elle devine la perte de ses possibles dans sa vie de femme, elle dessine des signes, des lignes une défaite d'elle-même, elle risque de se répandre, elle est tentée par les doutes qui flottent au seuil de sa pensée, puis une sorte de nausée lui fait fermer les poings. Elle se lève brusquement et arpente la pièce avec rage. Pourquoi ne pas lui dire enfin qu'elle a essayé de l'oublier, qu'elle veut l'envoyer au diable avec cette histoire de "séducteur", qu'elle n'accepte pas de ne pas vivre en entier, qu'elle ne supporte plus d'être flouée de ses fragilités comme de ses invraisemblances. Curieusement, dans le même temps, cette violence lui semble confortable et traître à sa logique interne, elle a accepté l'échange et il y a longtemps qu'elle l'a signé de son nom. Puis elle s'affole à l'idée qu'une trop longue attente de sa lettre le fasse douter d'elle, et décide de ne pas y revenir, et de s'abstenir de tout commentaire. Elle en fait un voyage dérisions. Elle continue d'écrire, elle se laisse faire, elle ose penser qu'il sera peut-être déçu ou qu'il comprendra le fait de ses pages…
Extrait du Journal d’un piètre séducteur, auteur inconnu….
Amicizia
Guidu _________________
Rédigé par : Guidu | 20 avril 2005 à 22:14
- "Quand Bételgeuse explosera" de Serge Jodra
« …C'est une nuit ordinaire, bien sombre, où chaque étoile tient sereinement sa place, fidèle à sa constellation ; accrochée à la voûte céleste pour l’éternité, pourrait-on croire… Mais, à moins de 500 années-lumière de nous, il s’est déjà produit un événement qui va rendre notre ciel différent pour toujours. Au début, cela semble anodin : dans la constellation d’Orion, l’étoile alpha, la rouge Bételgeuse, apparaît un peu plus éclatante qu’à son habitude. Une heure passe, puis deux… et la voilà devenue l’astre le plus brillant du ciel. A la fin de la nuit, Alpha d’Orion est désormais plus resplendissante qu’aucune étoile jamais observée. Le jour peut bien se lever et le soleil éteindre une à une chaque étoile, Bételgeuse transfigurée reste plantée dans le bleu du ciel, seulement emportée vers l’ouest par le mouvement diurne… »
Amicizia
Guidu
Rédigé par : Guidu | 23 avril 2005 à 11:50
Elle, elle ne sait plus. Elle ne sait plus rien d’elle. Et le désert reste sourd à ses désarrois, à sa désespérance. Ce qu’elle est venue chercher, elle l’a oublié en chemin. Ses pensées se sont figées. Emmurées dans leur mutisme. Elles se sont tues. Elle n’a plus pensé qu’à la chaleur, à la soif, à l’âpreté du terrain. À poser un pied devant l’autre. À marcher sous le soleil implacable. Elle sent son crâne qui bouillonne. Elle craint l’insolation, le malaise. Elle lutte de plain-pied avec elle-même. Elle a peur par moments de ne pouvoir arriver jusqu’au bout du voyage. Pourtant, progressivement, sa douleur s’est tue. Tapie dans les réseaux de son cœur asséché. Elle est comme les épineux du désert. Tout en piques, en aiguilles acérées. Elle admire les chèvres et les dromadaires qui ingurgitent sans broncher ces épines énormes qu’ils vont chercher jusqu’au sommet des arbres.
Elle, ce qu’elle veut, c’est ne plus penser, ne plus souffrir. Ne plus avoir à affronter que le mal aux pieds, les ampoules à percer à la halte. Et son unique souci est de ne rien laisser paraître. Ne rien dire. À personne. Ne pas se confier. Ne pas céder à la facilité de se livrer. Résister à la tentation de la confidence. Elle a compris que se confier à l’autre était une arme à double tranchant. Une arme qui pouvait se retourner contre elle. Elle choisit la solitude et le silence. Elle se tient à l’écart. Elle veut être seule avec les larmes qui lui brûlent les yeux. Elle les ravale. Mais elles lui piquent la gorge. Alors elle les laisse couler le long de ses joues entartrées de sable. Elle éponge sa peau avec un pan de son chèche bleu. Elle a le visage raviné de sillons bleus et blonds. Elle marche, les yeux rivés au sol. Elle se dit que c’est bien la peine de faire tant d’efforts pour ne pas profiter du ciel, de la grandiose minéralité qui l’entoure. Elle s’arrête pour regarder autour d’elle. Elle aperçoit de loin en loin la silhouette élancée de palmiers. Signe que l’étape du soir est proche. L’oasis, là-bas, dans l’embrasement du couchant, découpe ses lignes de verdure sur l’ocre des montagnes. Elle marche dans l’oued. Tantôt sur des galets ronds et luisants, tantôt sur des croûtes de sable, sculptées comme des écorces d’arbres. Qui s’écroulent sous son poids. Elle s’émeut de pareille fragilité. Elle s’absorbe dans les sables.
Rédigé par : Angèle | 26 avril 2005 à 13:30
Outrage et dépendance ______________
Ils étaient était arrivés sur la place Djama el fnaa. Les obsessions des conteurs publics y signaient la fin des silences d'autrefois redevenus paroles de futur. Les diseurs de bonne aventure, les écrivains publics, en tournant hiératiques autour du monolithe imaginaire érigé par leurs chimériques visions, prêchaient au son de musiques ancestrales. Ils psalmodiaient des danses guerrières. Les lézardes sur les murs des mosquées habitées de mystique islamique accueillaient la mémoire de la fabuleuse promiscuité des foules spiritualistes. Sur les arcades outre-passées, les frises arabesques, les sceaux calligraphiés en écriture curviligne, les entrelacs des signatures constellés des jeux de l'ombre traçaient le vertige du refus des propos anonymes.
Dans le noir d'un escalier chaotique, Philippe entendit avec effroi les cris des chauves-souris fugaces cognant les parois poisseuses d'une prison épaisse. Dans les ruelles fétides, le moutonnement de la foule mêlait les vagabonds teigneux aux plus riches sultans enturbannés de brocards. Sur les chemins moribonds, en bordure de la ville, des chiens affamés erraient, comme s'ils avaient été chassés des cimetières sur les hauteurs. En ondulant sur les flancs de collines, les sentiers jonchés de pierres ruisselaient de débris de faïence et de verres usés. La multitude des couleurs piétinées çà et là sur les étalages en un déferlement de lumière solaire indiquait la débauche des nuances chromatiques du souk des teinturiers. Celui des tanneurs s'annonçait par un arc cintré à l'extrême, comme une bouche déformée par la nausée. Un haut-le-cœur engendré par une abominable odeur de charogne. Une sorte de vomissement d'entrailles. Puis un parfum d'encens mêlé aux effluves des narguilés précieux s'évanouit dans le linceul de la lumière. Une magnificence étendue colportait à découvert la rémanence de la chaleur des pierres surchauffées.
Vers l'est, sur les murailles, une niche au-dessus des claustras moucharabieh se répétait à l'infini. Elle indiquait l'arche immémoriale des portes de la citadelle. Elle brillait en une vaste transe. L'envolée lugubre d'un chant mortuaire criblait d'angoisse les contreforts médiévaux.
Seul un regard troublé par les brumes du kif pouvait ainsi métamorphoser la loi des couleurs des mosquées palatiales. Philippe comprit que la lumière en explosant de ces tombes spacieuses enluminait les résidences splendides. Elle célébrait la braise du sable au pied des monuments. Les coupoles gonflées entre les mausolées blancs se disloquaient dans l'ocre du désert propulsé par le vent. Curieuse incandescence des gestes cursifs de l'écriture. Roues grinçantes des charrettes. Mouvement dévidant le coton des écheveaux. Caresses dans l'air de la gardienne du temple voilée de noir et chassant les mouches de sa palme de soie. Tout cela impliquait une servitude outrageuse, une domination de la drogue. Elle faisait s'ouvrir un chemin irréel devant ses pas disloqués.
Philippe ressentit violemment cet outrage. Il avait honte de se sentir étranger à ces splendeurs exquises. Les fissures de la mort portées à bout de bras par ce cortège de partisans illuminés s'entassaient en cirque autour des cracheurs de feu. Il se souvint qu'il devait rejoindre Angela méditant sans doute sur la terrasse de l'hôtel les significations du vide, de la lumière et de l'ombre, de l'un et de la multitude. Tant de minarets et de coupoles à portée de main, tant de splendeurs cachées, édifiaient inlassables une parole éternelle capable de s'immiscer dans cette intime angoisse porteuse des vérités des discours funéraires.
Extrait du Journal d’un piètre séducteur, auteur inconnu
Amicizia
Guidu _________________
Rédigé par : Guidu | 27 avril 2005 à 00:42
"Toutes les étoiles sont sous la tutelle du Désastre", lui dit-il calmement. Cet homme, Renato, n'avait pas l'habitude de parler pour ne rien dire et elle le crut instantanément. Ils revenaient du ciné en voiture, ayant vu un film qu'ils n'avaient pas l'intention de voir, les deux autres séances possibles n'étant pas accessibles. Il pleuvait. Ils ne voulaient pas être sortis dans le centre-ville pour rien. C’était un film sur les déboires d'une famille recomposée pleines de soucis matériels explicites et d'angoisses existentielles implicites. La banalité de la vie et des amours. L'idéal du bonheur repoussé dans ses alcôves nostalgiques et le bruit encombrant des enfants qui grandissent et réclament des murs ou des frontières pour pouvoir respirer (croient-ils…). Rien à dire sur ce film, relégué au statut de distraction et de prétexte à parler des galaxies et des nébuleuses." A des millions d'années lumière, d'autres vies sont possibles, ou en tout cas statistiquement non impossibles", se plaît à commenter Renato. Elle l'écoute attentivement. Il lui semble que cette évocation rend beaucoup moins tragique leur propre disparition. Elle en conçoit presque une joie. Oui ! une joie tranquille. Il n'y aurait donc plus lieu de prendre le présent très au sérieux, il faudrait juste se contenter de cueillir quelques étoiles déchues en forme de fleurs, quelques météores à noyau en forme de fruits de saison. Maintenant que les enfants sont partis, l’interpellation du bonheur est devenue quotidienne. A chaque jour sa question. Les regards sont devenus moins furtifs, le temps «désempile» ses alibis, ses compromis. Le «Oui» et le «Non » du Désir se font plus honnêtes. Toute étreinte est sincère et la tendresse a pris du grade en mûrissant. Elle se rappelle une réflexion qu’elle se fait, de plus en plus souvent, en observant autour d’elle. Son étonnement à elle d’entendre d’anciens séducteurs, ou des séducteurs fatigués parler en public de «leur femme», leur «unique» compagne en termes laudatifs. La réciproque lui paraît plus rare. Tout se passe comme si certaines femmes, de plus en plus nombreuses et déterminées, avaient déserté le Nid et que certains hommes cherchaient fébrilement à leur en démontrer les avantages, comme on fait l’article d’un nouveau robot domestique performant. Elle rit de cela. Elle ne rit pas méchamment. Elle n’est pas au-dessus du lot. Elle s’étonne et réfléchit. Elle pense à son amie voyageuse, elle ne lui donne pas tort, mais ne sait comment lui transmettre désormais ce qu’elle sent, pressent, ce qu’elle sait de la vie et de ses pièges mentaux. L’écriture comme la confidence sont des puits que l’assèchement des cœurs tarit et pollue parfois. Il faut faire très attention à ne pas souiller l’eau qu’on retire de ses propres limbes. «Je t’offre un verre d’eau glacée» chantait Julos Beaucarne. «Il est le fruit d’une pensée, sans ornement». Aimer sans posséder et sans déposséder l’Autre. Voilà la grande affaire ! Aimer, c’est déblayer le désert de ses accablements et de ses mirages. Admettons une fois pour toutes qu’il y a là tâche de Sisyphe plutôt que de Prométhée.
Journal d’une sédentaire en visite
Marie.Pool
Rédigé par : M.P. | 27 avril 2005 à 08:03
Par deux fois, elle s’est installée sur la place Djama el’fna. Par deux fois, elle s’est installée avec son amie sur les hauteurs d’une terrasse de café. Une fois avant de se lancer dans le désert, l’autre fois au retour, juste avant de rentrer en France. Pour se donner l’illusion d’embrasser du regard la ville, grouillante de bruit et de fureur. Chaque fois, elle a écrit, tantôt dans son carnet de route, tantôt sur les cartes postales qu’elle s’est empressée de confier aux boites jaunes enfin dénichées. À côté d’elle, C. dessinait, le regard absorbé par la foule des détails qui surgissaient à tout instant, d’un bout à l’autre de l’espace. Elle tentait de croquer silhouettes et couleurs, lignes et formes. Ensemble, elles buvaient en silence, à petites gorgées, leur thé à la menthe. Bouillant et sucré.
Elle s’est surprise à se laisser prendre par la frénétique animation de la place. L’espace s’était rempli d’un seul coup, sans qu’elle y prenne garde. Progressivement envoûtée par les rythmes ensorcelés des tambours, les sons aigus des flûtes et des flageolets, le cliquetis des clochettes tintinnabulantes des porteurs d’eaux, les cris et les hourras des conteurs. Elle a doucement relevé la tête pour mieux mesurer la lente montée de la féerie quotidienne. Observer les groupes compacts de badauds assis en cercle autour des montreurs de serpents. Les musiciens emportés dans leurs transes, les femmes voilées absorbées à teindre de henné noir les mains des touristes. Et partout les carrioles bigarrées des marchands d’oranges. Les cyclistes zigzaguant parmi les charrettes tirées par des ânes. De luxueuses djellabas, finement brodées d’or, croisant les burnous de bure grossière des mendiants et des pauvres.
Soudain, toute cette cacophonique symphonie est submergée, avalée, noyée par les appels à la prière. Qui déploient à l’unisson, aux quatre horizons de la ville, leurs psalmodies gutturales. Celles du muezzin de la Koutoubia d’abord, auxquelles se joignent en canon, celles des minarets environnants. Tout cela, qu’elle connaît déjà, gît, enfoui, dans un coin retiré de sa mémoire. Et l’appel du muezzin réveille en elle, par pépites, des éclats de souvenirs. Un pan de son passé ressurgit, qui l’envahit avec une nostalgie surannée, mais vibrante. En un éclair, elle revoit Danièle. Qui serpente parmi la foule, de son allure déliée de belle et subjuguante liane rousse. Se servant nonchalamment aux étals dont elle connaît tous les vendeurs. Danièle, qui déambule en chaloupant au milieu de la foule bigarrée. Danièle qui se fraie, avec la même aisance naturelle, un passage entre les liftiers et les voituriers de la Mamounia. Saluée comme la reine de Saba.
Elle se revoit, elle, Angela, vingt ans plus tôt. Timide et gauche aux côtés de Dan. Craintive, timorée, ignorante des mœurs de cette ville. Et incapable de s’attabler, comme son amie et avec elle, aux tréteaux couverts de victuailles fumantes. Viandes grillées, bouillons épicés au persil de coriandre servis à même des gamelles en fer blanc. Terrifiée, elle l’était, à l’idée de saucer son pain avec les autres dans le plat de couscous. Elle n’avait rien pu avaler. Pas même une olive.
Aujourd’hui, c’est la même folie que par le passé. Les mêmes contrastes éblouissants. Mais Dan a disparu, emportant dans son ombre une part de magie. La première surprise estompée, la fascination mêlée de crainte qu’elle avait éprouvée la première fois, s’est définitivement effacée. Il ne lui reste plus que ce décor de péplum qui ne laisse aucunement la possibilité de s’abstraire et de se retirer dans ses méandres intérieurs. Les odeurs grillées de victuailles bon marché continuent de côtoyer les senteurs entêtantes des mille merveilles de la nuit. Mais cette fois, tard dans la soirée, elle s’est attablée parmi les autres convives et a saucé son pain dans les assiettes en fer blanc. Cela aussi, c’est vieillir.
Ainsi, par deux fois, elles se sont octroyé une pause en plongée sur la place pour mieux se saisir de l’éphémère magie de ces instants. Quelque chose pourtant a changé en elle. Quelque chose d’infime, dont elle ne parvient pas à définir l’essence. Elle ne retrouve plus, au retour de sa marche dans le désert, la ferveur du premier jour. Peut-être s’est-il produit en elle une transformation minuscule, à peine perceptible, qui la maintient ainsi sur le rebord. En équilibre sur le fil. Dans un retrait qui l’empêche de jouir de l’opulence des couleurs et des formes. Elle se sent comme en état de méfiance. Quelque chose couve, dont elle ignore tout de l’alchimie secrète. Quelque chose se trame, elle le sent, qui va encore la mettre à mal, la briser davantage. Cette fois, elle ne sait pas d’où cela viendra. Impossible de le deviner. Mais la perfidie ne viendra pas d’elle en tout cas, que les sables ont pour un temps nettoyée, purifiée, assainie. Cela aussi, elle le sent. Elle a pleuré, mais les larmes du désert, comme les eaux profondes gisant au fond des puits, l’ont affermie. Libérée. Rassérénée. Elle s’est délestée de celle qui l’a meurtrie. Mais elle craint de tomber dans d’autres traquenards plus subtils. Elle sait qu’elle est capable de se laisser prendre aux mirages des mots. Ceux-là, elle les a de tout temps aimés, convoités, appelés de ses voeux. Elle est trop sensible à leur charme pour les éviter. Elle ne se sent pas de taille à les refouler. Tout sacrifier en même temps, elle n’en a pas la force.
Elle en est là de ses pensées quand son amie, la voyant prolonger son silence, vient la tirer de sa torpeur. Elle s’inquiète de son humeur sombre. Qu’est-ce qui peut bien la préoccuper ainsi ? Elles s’étaient pourtant dit que, là-bas, au fin fond des déserts, seul demeurait l’essentiel. La beauté grandiose du ciel, l’élégance des palmiers, l’étonnante fraîcheur de la casbah. Résonne pourtant le rire clair de M’Richa. Celui candide du chamelier. La générosité tranquille de Mohammed, son guide.
Rédigé par : Angèle Paoli | 28 avril 2005 à 12:10