Ph., G.AdC
LE MARCHEUR SÉPARÉ
L’endroit de la mémoire est loin. Certains ne connaissent pas cet endroit et, même s’ils le connaissaient, ils ne sauraient pas s’y rendre. Le chemin qui y mène n’est pas signalé dans les livres. Peut-être même ignorent-ils que la mémoire existe. Venir au monde, pour eux, est un mouvement de disparaître. Ils vont revêtus d’une forme sans forme, d’un regard sans yeux. Ils n’ont pas de repère dans l’immensité où ils sont venus. Ils ne savent pas ce que vivre veut dire. Entre eux et la lumière, une maison, la distance est si longue qu’ils ne peuvent pas la franchir. Entre eux et la parole, la solitude s’interpose. Entre eux et eux-mêmes, l’écart est insurmontable. Entre eux et le jour, il y a la nuit. Ils se tendent vers la nuit. Les jours ne témoignent que de la progression en direction de l’incendie du soir.
Plus que manger ou dormir, le marcheur marche pour échapper à une seconde disparition. Il s’évade : la nuit est dégagement. Il ne s’arrête pas une seule fois, sous aucun prétexte, une pause pouvant le faire reculer et se volatiliser. Il a un objectif : atteindre cette obscurité rayonnante, où le repos n’est plus un danger. Il est étonné d’avoir un nom. Entre lui et ce nom : un bizarre espace vide. Si quelqu’un l’appelle, il l’entend résonner. D’un coup le timbre de sa voix l’habille.
Lorsque nul ne le voit, en cachette, il se remet à le lire et à l’écrire comme s’il était celui de quelqu’un d’autre. Tous les noms sont des noms d’emprunt et viennent d’ailleurs, de n’importe quel voyageur qui se hâte en direction de la nuit. Ni sa forme, ni son ombre, ni son nom ne seront jamais lui: le marcheur séparé ne connaît que la lancée régulière de ses jambes.
Silvia Baron Supervielle, Le Pays de l’écriture, Cahier IV, Éditions du Seuil, 2002, pp. 175-176.
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Guidu, je n’avais jamais fait le lien entre l'oxymore et le clair-obscur. Des oxymores, il n’y en pas que chez Hugo (« Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ») ou Corneille (« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles… »). Cela tombe sous le sens quand je regarde ta superbe photo du fin fond de ta montagne corse.
Rédigé par : YvesT | 15 avril 2005 à 19:11
Merci Yves, et Anghjula aussi
ça : "… L’endroit de la mémoire est loin. Certains ne connaissent pas cet endroit et, même s’ils le connaissaient, ils ne sauraient pas s’y rendre. Le chemin qui y mène n’est pas signalé dans les livres. Peut-être même ignorent-ils que la mémoire existe…" c’est encore plus fort que mon image, car au bout de ce chemin, derrière ce mur de pierres sèches, reposent depuis le XVIIe siècle tous mes ancêtres, dans le cimetière de ma famille, sur des terres qui nous appartiennent encore…
En effet, en Corse, aujourd’hui encore, il est toujours toléré (les autorités françaises sont contraintes de fermer les yeux...) d’enterrer ses morts dans des lieux privés.
J’aime beaucoup Terres de femmes car les images et les mots s’y répondent … comme en une terre de mémoire … la même que celle d’Angèle !
Amicizia
Guidu_______
Rédigé par : Guidu | 15 avril 2005 à 19:53
Cette photo a une profondeur de musc: nous pourrions y enfoncer la main sans jamais l'en sortir
Rédigé par : JC-Milan | 15 avril 2005 à 22:03
Oui, Guidu, comme tu le sais, cette tradition est particulièrement "visible" dans le Cap, puisque les tombeaux de famille se dressent, entre un plancher et un plafond d'azur, tout au long de la route de corniche parmi les aloès et les figuiers de barbarie.
Rédigé par : Yves | 15 avril 2005 à 22:21