M'RICHA
Les visages aimés de ceux dont elle s’est éloignée se sont superposés, déplacés, mêlés. Les traits se sont confondus puis estompés. Puis perdus. D’autres visages apparaissent, qu’elle ne connaît pas.
Deux jeunes filles s’empressent à ses côtés et l’enserrent. Flanc contre flanc. Toutes deux rient de ses bras nus, livrés au soleil ; de son chèche qui tranche avec son accoutrement d’européenne. Elles remarquent les traces de henné sur ses bras, elles commentent les dessins porteurs de chance. Elle explique qu’elle les a fait faire à M. Qu’elle n’a pu y échapper. Elles jacassent à tour de rôle mais elle ne les comprend pas. Elles rient toutes les trois de ce dialogue impossible. Elles échangent quelques bribes : leur prénom, leur âge, le nom de leur village ou de leur pays. M’Richa est très belle, noble et typée. Elle est de Z. Elle est venue assister au mariage de sa cousine. Elle démultiplie les gestes pour le lui expliquer. Elle rit de ses belles dents blanches. Elle est grande, élancée. Superbe et noble dans ses voiles sombres. C’est un moment de pur bonheur que ce partage simple de la parole. Entre femmes. De ces gestes aussi. Se toucher. Pour mieux se comprendre. Pour saisir de quoi l’autre femme est faite. Pétrie de quelle chair ? M’Richa veut lui remettre son écharpe d’une autre façon. Sa façon à elle. Elle déroule la large bande de coton, l’entortille sur elle-même puis l’installe sur ses cheveux qui disparaissent sous la toile. Elle lui fait signe d’ôter ses lunettes. Elle veut voir la couleur de ses yeux. Elle fait ce qu’elle lui dit. En riant de sa fraîcheur et de son ingénuité. Elle comprend qu’elles parlent ensemble de ses yeux verts. Elle admire son beau visage et ses yeux de jais. Elles marchent encore un moment dans l’oued. Elles deux, pieds nus. Comment font-elles pour ne pas se blesser, pour ne pas se brûler ? Elles poursuivent un moment encore leur échange joyeux et amical ; soudain surgit à l’improviste une enfant qui porte sur son dos un bébé ; elle a huit ans, peut-être, pas davantage. Entortillé dans son sac de portage, le bébé est invisible. Seuls ses pieds minuscules émergent du paquetage. Il vient de naître et sa grande sœur en a la charge. Elle sautille à nos côtés, soutenant son fardeau de sa main droite. Je tremble qu’elle ne tombe. Mais non. Elle garde un parfait équilibre, sous le fardeau léger qu’elle berce de ses sautillements de moineau. Plus loin encore, juste avant d’arriver au village, un groupe de garçonnets se joint à elles. L’un d’eux saigne. Une énorme épine s’est logée dans la plante du pied. Le sang teinte de rouge les galets de l’oued. Elle sort son matériel de secours, ses ciseaux, son désinfectant, son sparadrap. Elle nettoie la plaie puis la recouvre d’un pansement. L’enfant reprend son chemin en gambadant comme un cabri.
Elle se rend soudain compte de la disparition de M’Richa et de sa compagne. Aussi furtive qu’un oiseau. Elle s’est fondue dans le désert avec le même silence, la même légèreté que celle qui l’en avait fait surgir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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