Chroniques de femmes - EDITO
ILLUSOIRE BEAUTÉ
Vous vous souvenez de Cindy Crawford ? Oui, tout de même, ce n'est pas si vieux que ça ! À l'époque de sa splendeur médiatique, la belle faisait de la publicité pour une célèbre marque d'électroménager. Ce qui valut de superbes pages esthétiques dans les magazines mais aussi sur le site de la firme, qui offrait une tribune libre aux clients pour qu'ils posent leurs questions à la nouvelle égérie de la marque. Cela donna lieu à des dialogues extraordinaires, dont voici un extrait :
- François: Bonjour Cindy. Faites-vous la cuisine vous-même?
- Cindy Crawford: Oui, je cuisine et mon mari pense que je suis une excellente cuisinière!
- Dudu: Quel est ton plat préféré?
- Cindy: J'aime différents types de cuisine, mais le poisson grillé est certainement mon plat favori.
- Jane: Quel est ton produit préféré chez ********?
- Cindy: J'aime particulièrement l'aspirateur Atmosphere parce qu'il permet de lutter contre les allergies et parce que mon fils passe beaucoup de temps sur le sol. Je veux éviter la poussière et tout ce qui peut déclencher des allergies...
Les responsables marketing de la société expliquèrent que le but de cette campagne était de valoriser l'image d'une marque moderne en phase avec son époque. Pas question de promouvoir l'un ou l'autre produit de manière spécifique, mais plutôt le concept même d'une marque désirant libérer la femme du carcan des tâches ménagères. Et faire de la maison un endroit où le temps se libère grâce à la fonctionnalité, la technologie et le look des produits.
Des esprits pas forcément chagrins ne manqueront évidemment pas de s'interroger quant à la pertinence d'un concept qui colle simplement l'image d'une star à celle d'un produit et, surtout, qui associe une fois de plus la femme à l'accomplissement des tâches ménagères, aussi idéalisées soient-elles. Quant à la crédibilité du modèle, qu'il faut se résoudre à imaginer avec un aspirateur à la main... c'est une autre question!
Cependant, nous poser la question de savoir pourquoi la simple vision d'un mannequin passant l'aspirateur pourrait nous faire acquérir le produit n'est pas inintéressant. Est-ce ce milieu qui nous fait rêver? Le strass et les paillettes? Est-ce qu'acheter le même frigidaire ou une machine à laver identique à celle que possède tel ou tel top model permettrait, consciemment ou non, d'effectuer un transfert de personnalité et de nous projeter dans un autre monde? Celui du rêve... mais aussi du leurre. Un monde dans lequel de jeunes et jolies jeunes femmes sont transformées en princesses de quelques mois, comme dans les contes de fées, resplendissantes et heureuses, jusqu'à ce que les douze coups de minuit résonnent et que le carrosse se transforme en citrouille. Milieu souvent malsain qui allie chair tendre et ingrédients dangereux, miroir aux alouettes attirant les candidates comme des mouches avant de les jeter en pâture sous les regards avides, les nôtres y compris. Voracité des agences, fragilité des mannequins vulnérables, narcissiques, névrosées à force d'être regardées. Un trafic officialisé d'êtres humains, quoi qu'on en dise. Au nom de l'argent et de la gloire, tout est permis, c'est bien connu.
Et le temps, c'est de l'argent. Ce temps qui passe, si vite, surtout lorsqu'il s'agit de préserver une éternelle jeunesse et une beauté intemporelle. Les agences reconnaissent aujourd'hui volontiers que les carrières sont de plus en plus courtes, que la starification emporte tout sur son passage et que les filles volent la vedette aux robes qu'elles portent. Tout cela a un prix. Celui de la marchandise. De ces êtres qu'on prend, qu'on utilise et puis qu'on évacue. On appelle ça les Top Kleenex. Il faut dire qu'il y a le choix. Les candidates se pressent au portillon et Internet facilite beaucoup la démarche. Des sites spécialisés permettent d'entrer des critères de recherche d'un « produit » bien précis (âge, mensurations, couleur des yeux et des cheveux) pour qu'apparaisse un visage, sélectionné parmi les centaines de mannequins disponibles. Ensuite, on passe commande. Comme pour une pizza.
De là à ce qu'il n'y ait plus qu'un pas pour que la femme de chair et d'os, celle qui sourit avec nervosité, celle qui se prend parfois une gamelle sur un podium de Chanel, soit bientôt de l'histoire ancienne... Date de péremption dépassée. Et remplacement assuré. Par Webbie Tookay. Premier mannequin de synthèse réalisé pour l'agence Elite. Superbe femme brunette aux déhanchements lascifs, qui ne râle jamais, travaille 24/24 heures et peut se produire aussi bien à la télé que dans les journaux spécialisés. Une femme qui ne vieillit pas, ne prend pas de poids, n'a jamais d'exigences démesurées ou de caprices de starlettes et dit toujours oui. La femme de l'avenir dont le profil élaboré par Elite, en collaboration avec Illusion2K, concepteur officiel, laisse songeur: « Une jeune femme très heureuse qui consomme et s'achète des produits de beauté. Elle adore le chocolat, ce qui ne pose pas de problème puisqu'elle ne peut pas grossir, la musique disco des années 1970 et les animaux, en particulier les chiens. Webbie s'intéresse aux problèmes d'environnement et se préoccupe des grandes questions du monde: pauvreté, faim dans le monde, etc. Elle veut aider les autres. » D'autres femmes, tout aussi virtuelles, lui ont emboîté le pas.
De quoi nous faire lire ou relire en urgence l'excellent roman de Carlos Somoza, Clara et la pénombre (Actes Sud, 2003). Un récit étrange qui met en scène de très belles jeunes filles, objets de convoitise pour des amateurs d’art qui ne voient pas en elles un être humain à proprement parler, mais une toile, un tableau, une œuvre qu’on expose et qu'on s’enorgueillit de posséder. De simples objets. À l'avenir bien sombre.
Marielle Lefébure
D.R. Texte Marielle Lefébure
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