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Convié en 1930 à participer à une importante expédition ethnographique à travers l'Afrique noire, Michel Leiris est chargé par le sociologue Marcel Griaule de se faire l'historiographe de la mission. Et donc de prendre des notes au jour le jour sur ce voyage. Un voyage de deux ans, d'ouest en est. Carnet de voyage de Michel Leiris, L'Afrique fantôme évolue peu à peu vers le « journal intime ». Où, aux observations concrètes du monde africain, se mêlent les attentions extrêmes que l'auteur porte à ses propres impressions et divagations.
5 avril 1932
Aujourd’hui c’est demain : nous sommes partis aux éléphants. Trois heures d’auto sur une route qui traverse une brousse presque déserte nous mènent à Opari. Nous remettons la lettre de recommandations que nous a donnée le gouverneur à un captain d’une cinquantaine d’années, genre très Kitchener et qui nous promet des éléphants. Peut-être pourrons-nous en voir deux tout de suite ; ils étaient là ce matin. Psst ! planton ! Mais ce dernier annonce que les éléphants sont remontés sur la colline et ne redescendront pas avant demain matin. Patientons. Ce soir nous dînerons chez le captain et causerons plus amplement des éléphants. Liquidons en attendant la question d’hier.
De plus en plus, je m’aperçois que je me lasse de tenir à jour ces éphémérides. Quand je bouge, cela va bien, car il passent à l’arrière-plan et j’ai du reste à peine le temps de les écrire. Quand je ne bouge pas, cela est pire, car d’abord je m’ennuie. M’ennuyant, je cherche à me distraire en écrivant ce journal, qui devient mon principal passe-temps. C’est presque comme si j’avais eu l’idée de voyager exprès pour le rédiger…
Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Éditions Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1981, p. 215.
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Amicizia
Guidu
Rédigé par : Guidu | 05 avril 2005 à 15:18
J'aime beaucoup le peu de Michel Leiris que je connais. Cela dit, en carnets de voyage, j'ai un penchant pour Paul Morand, plutôt. C'est toujours un peu ambigu et esthétisant chez lui, le carnet intime l'emporte sur le politiquement correct, mais... quelle rapidité de trait!
Rédigé par : JC-Milan | 05 avril 2005 à 20:09
Michel Leiris est moins connu comme grand aficionado.
Amateur passionné de Corrida. Il développe une comparaison entre la tauromachie et l’art littéraire dans : De la littérature considérée comme une tauromachie.
[...] Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent [...] de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule - en raison de la menace matérielle qu’elle recèle - confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ?
Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen - grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender - d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire [...]
Voir également le tout nouveau Site officiel Michel Leiris.
Amicizia
Guidu
Rédigé par : Guidu | 05 avril 2005 à 22:50
Avais-tu remarqué, Eli, que Charles Juliet avait écrit un article intitulé « La littérature et le thème de la mort chez Kafka et Leiris », publié en novembre 1957 dans la revue Critique ?
Est-ce que cet article est la reprise de la conférence de Juliet au Colloque Leiris de décembre 2001 ?
Rédigé par : Yves | 06 avril 2005 à 18:35
Charles Juliet à Paco Ojeda Matador...
"Toi qui fus matador de toros, tu as souvent défié la mort, et pour en trouver le courage, tu as traité ta peur dans le feu de cette forge que tu portes en toi à l'instar de nous tous. Tu as très bien su en parler dans ce texte où tu évoques la solitude qui te cernait dans l'arène, et aussi cette solitude de l'écrivain quand il s'avance aussi loin qu'il peut aller dans son désir de capter ce qui toujours lui échappe. Les mots justes que tu as su trouver pourdire ces deux solitudes, ils m'ont inspiré ceux qui suivent et que je te dédie :
Oui
Le travail qui se poursuit
à l'intérieur de la forge
ne doit jamais s'interrompre
entretenir le feu
lui fournir
ce qu'il lui faut
porter au rouge
pour assouplir
l'idée
faire éclater
la pierre des mots
pour obtenir
cette lave
où idées et mots
se rejoignent
se compénètrent
attente
ascèse
de la solitude
coulent les mots
qui s'agrègent
trouvent leur place
dans l'édifice"
Charles Juliet, "Au pays du long nuage blanc", Journal, Wellington, août 2003- janvier 2004, P.O.L., 2005, p. 182-183.
Rédigé par : M.P. | 06 avril 2005 à 23:12
Oui, tout à fait Yves...
Merci Escarbille pour ce texte de Juliet. Pour vous, un extrait de la conférence que Juliet dédia à Leiris :
"A l'époque, je n'avais aucune idée de ce qu'est un écrivain, de ce que je demandais à une oeuvre, mais il est certain que la sincérité et le courage dont il ne s'est jamais départi m'ont frappé. De surcroît, ce qui m'était révélé de cet homme rencontrait en moi des interrogations confuses et une même difficulté de vivre."
Rédigé par : Eli Flory | 07 avril 2005 à 15:43
Il y a aujourd'hui Eli, un abîme entre les personnalités de Leiris et Juliet, de même qu'entre Beckett et Juliet et je pourrais donner d'autres exemples. L'avidité de "connaissance" qu'avait Juliet à sa sortie de l'Ecole Militaire, l'a poussé "aveuglément" à rechercher chez des aînés érudits ou dans des livres auxquels il ne comprenait rien au début (ceux des mystiques et des philosophes anciens), des "repères" de vie et de pensée qui se sont révélés précieux pour la suite. Aujourd'hui Juliet sait qui il est, d'où il vient, ce qu'il a à attendre de sa vie présente et il le dit là où il est invité... Son exigence de simplicité est devenue d'une telle vigueur qu'il débusque dans la moindre lecture la part de fard, la part de falsification défensive et surfaite. Certains veulent "savoir pour pouvoir" pour "dominer", répéte-t-il parfois. Lui, préfère "être" en face de "l'autre" avec le moins possible de faux-semblant et de complaisance. Leiris l'a impressionné, certes, mais c'était au regard de "l'ignorance" dont lui, jeune Juliet se savait détenteur et quelque peu honteux (comme à l'époque où il devait se moucher avec ses doigts gerçés par le froid). Avec Beckett, il s'est montré plus "culotté", allant jusqu'à lui écrire qu'il était "venu tirer la barbiche du tigre"... A propos du livre d'entretiens qui en a résulté, et à propos de sa réédition, j'ai entendu, à la radio, un journaliste malveillant dire que c'était "la rencontre entre un autiste et un timide" (sic).
Dans l'outrance, on n' est jamais à une ineptie verbale près...
Il faut parfois considérer les écrivains comme des gens qui ont vécu une maturation progressive de leurs modèles d'identification, puis qui les ont laissé tomber naturellement, comme des vêtements devenus trop étroits ou étrangers. Les rapprochements laissent place aux éloignements. Rien n'est détruit, seulement archivé et apaisé. Aujourd'hui Juliet lit et regarde tout autre chose. Son regard porte loin.
Son cas personnel ne l'intéresse plus. Il n'est que le médiateur d'une parole des "sans voix", communauté humaine à laquelle il est certain d'avoir appartenu et qu'il ne reniera jamais.
Juliet est sans cesse invité par des psychanalystes, qui ont repéré chez lui des qualités exceptionnelles d'auto-guérison par les mots exhumés et partagés.
Rédigé par : M.P. | 07 avril 2005 à 22:26
Je lis à l’instant la réponse de M.-P.. Elle a le mérite d’être claire et carrée. Je crois savoir que cette réponse fait autorité. Elle ne répond pas cependant à toutes les questions que suscite elle-même cette réponse. Si la distanciation entre Leiris et Juliet est aussi patente et si le rapprochement – à ce jour – de ces deux noms risque de prêter au contresens, ou à la contre-lecture de la pensée de Juliet, pourquoi Charles Juliet a-t-il accepté de participer au Colloque Leiris de 2001 ? Uniquement comme témoin d’un passé révolu ? Mais surtout pourquoi a-t-il accepté que soit publié aujourd’hui le texte de cette conférence dans une revue aussi « officielle » et fonctionnellement ancrée dans les « problématiques de mémoire », sans qu’y soit ajoutée une postface qui « éclaire le lecteur », comme vient de le faire Marie-Pool ? A moins que Charles Juliet ne soit pas particulièrement préoccupé de ce que le lecteur puisse imaginer quant à son sujet ou quant à la nature de ce qu'est devenue cette relation ? Ce qu’il est aisé de comprendre et m’est même plutôt sympathique. Mais dans ce cas, pourquoi apporter une clarification que l’auteur n’a pas eu le souci d’apporter ? La mise en lumière de l’obscur est-elle vraiment une mise au clair, quand elle n’est pas demandée ou souhaitée expressément par l’auteur ? La volonté ou le désir de silence ou d’obscurité ne vaut-il pas dans ce cas lumière. Cette question vaut pour Charles Juliet, mais peut être facilement extrapolée à d’autres auteurs ou sujets.
Rédigé par : YvesT | 09 avril 2005 à 17:55