(hommage à Hélène Cixous)
DÉMONE ET BELLADONE
Les enfants se regroupent par bandes enjouées. Ils courent les uns derrière les autres, se dérobant à ma vue. C’est un jeu de cache-cache qui se trame à travers les ruelles, dans les culs-de-sac et les arrière-cours. Longiligne et frigide, une belle femme s’offre au regard de l’homme qui vient à sa rencontre. Il avance masqué de cuir. Elle est nue sous la robe qui s’entrouvre sur ses cuisses. Il l’entraîne dans son sillage tandis qu’au loin, derrière les collines, au-delà du village, une cavalcade violente soulève des nuées.
Annonciatrice d’un désastre proche, une flambée d’oiseaux effrayés gicle dans le ciel. Autour de moi, les enfants organisent leur défense. Ils se rassemblent pour déjouer par leurs stratégies les attaques violentes en germination invisible. Portes et volets claquent et se ferment. Les maisons se vident. Le temps est aux barricades. Les enfants infiltrent les ruelles. Ils grimpent dans les couloirs de cheminées et rampent dans la suie. Ils s’engouffrent dans les abreuvoirs. Plongent dans les noires eaux protectrices qui les dérobent à l’inquisition des regards. Soudés les uns aux autres comme en chenilles, ils s’aplatissent au fond des canaux, s’agrippent aux murs des réservoirs. Ils guettent. De temps à autre, une tête hirsute et trempée du suint des barriques émerge au-dessus des eaux. La horde des soldats ennemis franchit le seuil des collines. Le sifflement ininterrompu des cravaches déchire l’air. Les cravaches cinglent, décapitant les têtes. Les corps de ceux qui tentent la fuite s’enchevêtrent dans les courroies de cuir qui les encerclent. Les cavaliers foncent à bride abattue sur l’émeute.
Soudain un grand silence fait place au vacarme. Le désarroi s’apaise avec la tombée de la nuit. Ici et là, des torches vacillent, projetant leurs ombres inquiétantes jusque sur les ramifications des arbres. Les enfants recouvrent leurs forces, resserrent leurs rangs. Ils serpentent soudés en longue chaîne au fond des réservoirs sordides. Ils émergent l’un après l’autre de leurs bauges. Moi-même, je hasarde une sortie sur l’extérieur. Le temps éclair de croiser le regard de flamme de l’homme au visage de cuir.
La Belle échappe à toute saisie. Les enfants se dispersent en cavale à travers la campagne. Je m’engouffre à leur suite dans le sillon d’une haie d’arbres. Puis je tente une percée dans l’étroit chenal qui conduit aux soupentes des greniers. De ce labyrinthe obscur, je connais tous les méandres. Je me faufile à plat ventre le long des parois abruptes. Je m’attelle aux prises inscrites dans la pierre dont mes doigts habitués décèlent toutes les aspérités nécessaires à l’emprise. Je me hisse à coups de reins le long de cette verticalité dont je sens qu’elle est aussi celle que les autres derrière moi tentent d’apprivoiser. Les corps ondulent à l’identique de moi-même. Je conduis lentement l’avancée progressive vers les ramifications du soleil. Ma main aveugle identifie l’abattant que je pousse d’un coup sec au-dessus de ma tête. Je sens la rondeur du chaînon sous mes doigts. J’enclenche la boucle au rivet qui sous-tend la tige de fer.
Me voilà à l’air libre. De là, je domine l’encerclement des collines. Au-delà des sillons en labour des nuages, montent, denses, les tourbillons de poussière soulevés par les sabots des chevaux en bataille. Les troupes campent sur leurs positions. Les enfants à l’affût aiguisent leurs conciliabules. Ils peaufinent en silence leur stratégie terrible. Ils complotent de s’assimiler au corps étranger qui va surgir intraitable d’un horizon inaccessible. La Belle lance la ruée suivante.
Étrangère à toute forme définitive, elle est la liane frigide qui offre à l’homme au masque de cuir les attaques violentes dont il se veut l’objet. Mystère de la duplicité, la Belle échappe à toute saisie.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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