C'EST L'HEURE DE L'INSOMNIE
« C'est l'heure de l'insomnie, maîtresse de la Terre
la torture est l'odeur de ce temps
où lentement, lentement se fige
le sang du vivant.
Laisse les arbres s’échanger les oiseaux
Laisse les fenêtres faire accueil à une aube qui soit autre.
Regardons la durée se rompre entre nos mains
En direction d’un lieu ceint de sa rupture
Rupture d’où vont surgir des temps seconds
Ceux de la houle des masses
Quand la toux se mêle au Paradis
Et qu’au pain se mêle
L’auréole des anges. »
Adonis, Singuliers, Histoire. « 7. L’odeur du temps. » Extrait de Adonis, Chants de Mihyar le Damascène, suivi de Singuliers. Gallimard, Collection Poésie, 2002. Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski et Jacques Berque.
Singuliers d’Adonis (surnom du poète syrien Ali Ahmad Saïd Esber, né en 1930 à Kassabine) est « un livre Osirien : il rassemble les parties du corps morcelé, complet-incomplet d’un Adonis aux membres détachés, dispersés, puis recueillis et recomposés en un ensemble blessé, vivant, jamais raccommodé, réajusté en parties ou chapitres qui se maintiennent en une frêle toile d’araignée toujours prête à un nouveau déchirement » (Hélène Cixous).
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Adonis/Ile de pierres ; - (sur Terres de femmes) Le fou tourne ; - (sur Terres de femmes) Poupées de porcelaine, poupées de cire, poupées de son... ; - (sur Maaber) un entretien de Renaud Ego avec Adonis : « Adonis, le charmeur de mots ». |
Retour au répertoire de avril 2005
Retour à l' index des auteurs
MINUIT
Le vent bouscule les plus gros déménageurs
Dont les meubles sortent en tumulte de la forêt.
A l'hôpital le silence s'étale plus qu'ailleurs
Quand l'homme se démeuble au dernier degré.
L'arrière-pays n'est plus pour l'homme,
Pour l'homme étalé. Il est la bête de surface
Descendu de ses hauteurs, remonté des profondeurs,
A l'hôpital il y a un mur plus qu'ailleurs.
Plus rien ne passe sinon l'attentat ultime
Qui colle les paupières pour qu'elles se suppriment,
Sinon la glace qui pose une bonne couche
Au-dessus du mal pour en cautériser la bouche.
Moi, je ne dis mot, pour garder l'espoir d'un accord.
Nous serions disposés à abandonner le corps
S'il n'était déjà si solitaire dans le drame,
Il fait toujours minuit lorsqu'on parle de l'âme.
Armen Luben, Sainte patience [Extrait],
nrf, Poésie/Gallimard, préface de Jacques Réda, 2005, p. 127.
Rédigé par : M.P. | 29 avril 2005 à 22:15
LIMBES
Elle vient de perdre son oncle, le frère de sa mère. De quelques années à peine son cadet. C’était peu avant qu’elle ne parte pour le désert.
Il s’était fourvoyé dans une longue, interminable agonie. Sa sœur, qui avait pu aller le voir, dans « son » hôpital, lui avait décrit un mouroir, empli de rumeurs sourdes et de plaintes inconscientes.
Les agonisants, chacun dans leur chambre, attendaient leur tour. Et les vivants aussi. Lui, il avait été mis sous morphine et son temps d’autonomie et de lucidité était de deux heures à peine par jour. Ensuite, il retombait dans un sommeil qui ne le quittait presque plus. Il gisait, squelettique et nu sous son drap. Le peu de chair qui lui restait l’avait quitté. Il ne se nourrissait plus. Le désir de vivre l’avait abandonné.
Sa sœur avait surpris dans ses yeux une lueur de désarroi. Une lueur venue de l’abîme. Elle avait toujours imaginé qu’il saurait lui faire un signe. Un dernier signe dans lequel il lui aurait demandé, à elle, depuis toujours sa préférée, de faire quelque chose pour mettre un terme à cette désolante dégradation. Irréversible et absurde dégradation. Mais non, elle n’avait rien perçu de tel dans cette lueur. Plutôt une forme de terreur à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle avait imaginé qu’il mourrait comme il avait vécu. En illusionniste. En donnant à tous ses proches l’illusion de savoir ce qu’il voulait. Jeux de miroirs qu’il avait pratiqués et habilement construits tout au long de sa vie. Devant la mort, présente à ses côtés depuis de longues semaines, il avait reculé, lui aussi, comme tant d’autres. Elle, elle n’avait pu aller le voir, là-bas, dans cette petite ville hideuse et mesquine qu’il avait choisie pour vivre. Une petite ville du Midi, où le temps et les hommes s’étaient figés. Elle avait voulu descendre, pour l’embrasser une dernière fois. Sa sœur l’en avait dissuadée. Elle lui avait dit qu’elle ne le verrait pas plus de dix minutes, qu’on ne la laisserait pas approcher davantage. Il l’avait réclamée pourtant. Elle en avait été bouleversée. Elle avait failli partir quand même. Elle lui avait écrit une dernière lettre. Que quelqu’un, son épouse, lui a en partie lue. Mais une lettre, même pour cet homme qui avait été un grand épistolier, ça ne remplaçait pas une présence, un regard, une caresse sur une main décharnée. Un dernier baiser. Elle aurait voulu lui confier son amour, une fois encore, dans un ultime échange. Elle avait confié cet amour à sa sœur, puis à sa cousine. De peur qu’il ne se perde. De peur que son oncle s’en aille sans que l’une ou l’autre lui ait redit cet amour.
Elle avait essayé de l’imaginer, seul, dans ce sommeil qui précède la mort, livré à lui-même et à ses pensées. Elle savait qu’il fermait les yeux sur lui. Que revoyait-il au juste ? Sur quelle part de sa vie revenait son esprit ? Voyait-il des images précises ? Ou au contraire floues ? De vagues images de son enfance corse ? Des flashs fulminants de son passé d’aviateur glorieux ? Des regards des femmes qu’il avait aimées ? Que pouvait-il bien se passer tout au long de ces heures de somnolence qui le tenaient les paupières closes ? Impossible de le savoir. Il est parti dans la tombe en emportant avec lui tous ses secrets. À elle, il lui reste des lettres. Des lettres de sa jeunesse. Mais aussi des lettres récentes qu’il lui avait adressées. En réponse à ses innombrables questions sur le passé. Il y avait aussi celles qu’il avait écrites à sa sœur. Ensemble, elles dépouilleront un jour tous ces courriers. Elles tenteront de reconstituer le puzzle de cette vie qui vient de les quitter. Mais il restera un être de mystère. Meurtri, dès l’enfance. Et solitaire. Plus que nul autre. À ce point meurtri, qu’il avait depuis longtemps, le temps lointain de son adolescence à elle, abandonné l’île de ses origines. Il l’avait désertée. Même dans la mort il a quitté leur terre.
Elle l’a pourtant rencontré, alors même qu’elle ne s’y attendait pas, au cœur même des plateaux rocailleux du Maroc. C’était dans un tout autre espace. Il l'accompagnait dans sa marche. Elle a pris les devants, pour le garder précieusement à ses côtés. Ils ont échangé leurs impressions sur la vie. Il riait, lui, de ses attentes, de ses foucades, de ses folies. Il se moquait, en trébuchant sur les mots, de ses désarrois, de ses déceptions. Elle n’a pas encore atteint la sagesse, mais cela viendra peut-être… Avec le temps. Elle ne sait pas. Elle ne cherche pas à savoir. Elle ne cherche pas non plus la sagesse.
Rédigé par : Angèle Paoli | 30 avril 2005 à 21:52
EN TREBUCHANT SUR LES MOTS DE L’ONCLE ____________
En ces temps de ténèbres
Inexorablement,
Le jusant te découvre.
Ton visage dissimulé sous d'étranges cannelures,
Façade grenue d'un ksar étincelant,
Je le vois là,
Dans le désert martelé de chaleur
Car les chimères de ton frontispice aride
Tout engourdies de canicule,
S'en viennent trop souvent
Caresser mes dérives.
Et comme l'aulne qui ploierait sous l'outrance
D'un vent d'avant-veille,
Annonciateur de fissures probables,
Sur l'immensité des plaines sahariennes
J'installerai une infranchissable chicane,
Pour observer du haut de mes plus hautes tours,
Enfin,
L'irréversible carambolage.
Je t’embrasse Anghjula
Guidu ____________
Rédigé par : Guidu | 01 mai 2005 à 22:49