Christian Bourgois Éditeur, 2005.
Caliban, Caliban, qui es-tu ? Sors de ta boîte de Pandore ! S’il te plaît, montre-moi ton visage !
LA BOÎTE DE PANDORE
Sa mémoire lui fait défaut et elle ignore tout, à l’instant où elle ouvre son livre, du complexe dont elle souffre, elle, ô Caliban ! Mais Linda Lê, l’auteure d’un ouvrage tout récemment publié, Le Complexe de Caliban, ne va pas tarder à lui rafraîchir la mémoire. Pour le moment, elle prolonge délicieusement l’attente. Elle lit, dans l’ordre, sur la première de couverture, pareille à l’écolière Linda Lê de jadis : Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques; Gustave Flaubert, Madame Bovary, tomes 1 et 2 ; La Chartreuse de Parme, tomes 1 et 2; Stendhal, Le Rouge et le Noir. Il ne lui reste plus qu’à caresser avec délicatesse les tranches dorées à l’ancienne, et à entrouvrir du bout des doigts la boîte de Pandore pour qu’elle lui livre son secret.
Il lui faut atte(i)ndre le mitan du livre pour en savoir davantage sur ce titre, qui garde longtemps sa part de mystère. Caliban lui échappe et avec lui tous ceux de sa suite. Pourtant les chapitres qui précèdent celui, central, que l’auteure a intitulé « Le complexe de Caliban » mettent la lectrice qu’elle est sur la voie. Elle refait avec la « grenouille » vietnamienne le parcours livresque de son enfance. La voie des livres s’ouvre. Et la voilà replongée des années en arrière dans le ventre secret de l’éléphant de la Bastille avec Gavroche, son squatter révolutionnaire et son argot aujourd’hui disparu. « Morfilez, les momignards !» Livres interdits par le régime, confisqués, lus en cachette. Dévorés, appris par cœur. Livres-culte, culte des livres. Livres fondateurs puisés dans les « classiques » de la langue française. Elle aussi adulée, vénérée, chérie parce que porteuse de promesses. Livres qui ouvrent à l’adolescente, puis à la jeune adulte, le chemin de l’écriture. Seul moyen pour l’étrangère, ni tout à fait elle-même, ni tout à fait une autre, de survivre. Classée dès son entrée sur le territoire des « Lumières » au rang des immigrés. Marquée du sceau de l’inavouable duplicité. Contrainte d’apprendre à vivre avec la fêlure indélébile de ceux qui ne sont pas d’ici et qui ne savent plus d’où ils sont. Marquée au fer rouge de l’entre-deux-langues, la langue des origines, niée elle aussi, et la langue du savoir, la langue de la culture acquise. Aimée et haïe à la fois, parce que tyrannique.
Et Linda Lê, « écrivain exilé qui choisit d’écrire » en français, sa langue de culture, est pareille au Caliban de La Tempête. Sauvage créature shakespearienne, récalcitrante, infernale. En lutte contre son maître, le roi Prospero. Tout s’éclaire alors. Le complexe dont Linda Lê souffre, c’est celui de sa « dévotion à la langue », une « dévotion mêlée d’hérésie ». Au-delà de ce chapitre déterminant, Linda Lê bascule dans une réflexion sur l’écriture, une écriture nourrie de ses lectures d’adulte et de sa culture. Immense ! Une écriture incisive, « lacérante » qui infiltre l’écriture des auteurs dont elle décortique style et idées. Ses analyses ont une force, une profondeur, une acuité que bien des critiques pourraient lui envier. Le Complexe de Caliban est une invitation à revisiter les grands mythes, Orphée et Antigone bien sûr (mais pas seulement !) et à découvrir/redécouvrir les textes fondateurs de sa pensée. Ceux de Shakespeare, Pessoa, Amiel, Hölderlin, Tolstoï, Stevenson, Musil, Artaud, Steiner, Blanchot, Leiris, Kafka. Pour ne citer que ceux-là. Mais l’essai de Linda Lê ouvre de multiples portes qui donnent elles-mêmes sur nombre d’autres portes. Qu’il faut pousser toujours plus avant pour pénétrer dans l’univers sombre et déchiré de cet écrivain hors pair. Éblouissant vertige que ce voyage labyrinthique en littérature. Périple « minotauréen » dont seul Caliban détient le fil d’Ariane.
Angèle Paoli
D.R. Texteangèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) un extrait du Complexe de Caliban ; - (sur Terres de femmes) Linda Lê/Carnage amoureux (extrait des Évangiles du crime) ; - (sur le site d'Olivier Roller) les Portraits photographiques de Linda Lê. |
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