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RUE DES ILLUSIONS PERDUES
Si j’avais été critique littéraire, Brina, et que j’avais écrit pour un webzine littéraire qui pourrait s'appeler Terres de femmes, j’aurais aimé moi aussi dire que tout avait commencé presque, presque… comme dans la Conscience de Zeno. La fumée dans les yeux. Sans éléphant qui me regarde. Non, simplement la fumée de la première cigarette. L’indispensable cigarette, seule capable de redonner goût à la vie. Celle de cet instant qui précède tout juste le petit matin et où les oiseaux se taisent brusquement. Svit en slovène. Instant d'aurore brouillé d’un zeste persistant d’insomnie « au sortir d’une nuit blanche », « d’una notte bianca », d’une nuit de tango ou d'une nuit de grappa.
J’aurais aussi aimé dire que cela commençait comme dans un scénario, celui qu’aurait voulu écrire l’écrivain – Tibor – qui se met lui-même en scène. Un écrivain qui rêvait d’écrire le scénario d’un film. D’une histoire d’amour. Mais qui ne sait trop comment s’y prendre, parce que « le cinéma contemporain se veut positif, porteur de bonheur » et « veut avant tout croire en l’amour » (page 10).
Pure prétérition, puisque, tout en pensant cela et comme j’y pense à l’instant, Tibor fixe, en gros plan, les mains de son interlocutrice. Un gros plan qui va jusqu’à l’insert des ongles « ronds, gentiment coupés, comme si l’enfance n’en avait pas définitivement pris congé » (page 8). C’est que la caméra-stylo de l’auteur-réalisateur du film qui ne sera pas - mais sera peut-être un roman -, s’attarde longuement, en un « présent éternel », sur ces étranges animalcules qui vivent à leur guise leur vie. Indépendantes, ces mains, volontaires, joueuses. Habiles. Instruments décisifs de la séduction, elles s’animent sur la table, s’appliquent à faire voguer dans un verre de « bourgogne blanc » une note de restaurant pliée en forme de voilier miniature. Mais voilà, je ne suis ni Antonioni, ni Svit, ni Svevo. Pas davantage Tibor. Je ne suis même pas sûre de savoir d’où je parle !
Terrifiant de comprendre que cette cristallisation amoureuse dont dépend l’avenir d’un couple se joue, non sur les yeux, ces faux miroirs de l’âme, mais sur les mains. C’est avec elles que tout se noue. Comme dans une partie de trente et quarante qui s’éternise dans un tripot balzacien du Palais-Royal. Où le trésor, fiévreusement amassé par des doigts avides et experts, se dilue et fond. S’étrécit tout à coup comme peau de chagrin, laissant les doigts racornis se perdre en agitations vaines.
Et pourtant, la vie méticuleuse du Tibor de la rue Balzac, manipulé dès le prégénérique par le lion Farkas, éditeur de profession, cette vie méticuleuse, loin de se rétrécir, va s’enfler comme une montgolfière prête à crever, à « éclater comme la chaudière d’une machine à vapeur » (Balzac, Z. Marcas, journaliste de la rue Corneille). Elle va tourbillonner en un cyclone ravageur. L’appartement de la rue du « Lys-dans-la-Vallée » en devient zone franche, tantôt investie, tantôt désertée par cette fausse passante du sans-souci qu’est Kati.
Pas de répit dans ce roman d’amour conduit à rênes tendues. Si le lecteur, hors d’haleine, est emporté dans la brèche qui s’ouvre à ses pieds, Tibor ne s’engouffre pas moins, pris dans les rets de Kati …et de l’écrivain qui mène le bal avec une diabolique maestria et perverses circonvolutions. Un travelling tournant devenu fou. Désormais, il faudra que Tibor fasse sienne cette blessure. L’apprivoise. La supporte. La vive autant que faire se peut. Comme une imprécation muette ! Définitivement maté et bâté dans son appartement de la « rue des Illusions perdues ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Troisième roman de Brina Svit – après April (1984 et Navadna razmerja («Relations ordinaires»), coécrit par Peter Kolšek, Con brio a été le premier publié en France, chez Gallimard (1999); dans une traduction de Zdenka Štimac.
Con brio est un roman qui s’égrène appassionato ma doloroso avec le tempo implacable d’un mécanisme d’horlogerie, qui « joue sur l'illusion, sur une idée fixe » poussée jusqu'à son extrême point d'incandescence. Au coeur du livre, comme un nombre d'or, une clé d’architecture, une formule cachée, répondant à une nécessité inexorable à laquelle obéit l’action romanesque. Avec une précision chirurgicale. Brina, comme d'habitude, « donne forme à l'informe ». Un champ opératoire in vivo. J'aurais presque envie de demander à Brina en aparté, en paraphrasant son récit Moreno (page 65): mais « pourquoi donner forme à l'informe si l'informe est plus réel et plus vrai ? » Pourquoi pareille obstination ? Oui, j’ai compris, Brina. Dans un monde où, « entre le chagrin et le néant, vous avez choisi le chagrin », il reste encore le roman – ce roman comme tous vos romans, qui sont « la voie qui mène à la clarté ». Enfin, la nuit est lumière. Verklärte Nacht. Nuit transfigurée « qui ressemble à un long spasme, intense, lumineux, qui vous met, confondant joie et souffrance, les nerfs à fleur de peau », nuit qui ressemble à un orgasme. Insoutenablement long. Lecteur voyeur qui t’attends à une nuit d’amour moite couchée sur le papier, dis-toi qu’elle existe, mais elle est imaginaire. Dans un court chapitre. Le chapitre 37. Car le véritable amour n’est qu’un voyage pour une destination non choisie. Ici, tout le fil rouge du roman est tension. Tension d’élastique, tendu à la limite de la rupture. Élastique sur lequel perle, en goutte à goutte, une goutte de sang. Freiner, endiguer l’épanchement ne peut être que tentative provisoire et sans espoir.
Brina, vos cieux sont somptueux comme cette nuit du 3 au 4 juillet 1054 au cours de laquelle un astrologue chinois (Yang-Wei Te) observa une nouvelle étoile brillante au sud-est de Tien-Kuan. La première année du règne de l’empereur Chi-Ho, si je me souviens bien. Mais ce n’était pas une étoile qui venait de naître, mais une étoile qui s’apprêtait à mourir. Illusion encore et incertitude. Mais à quoi bon se redire ce que nous savons bien tous deux. « De toute façon, d’une manière ou d’une autre, nous nous rencontrerons encore. Paris est notre ville, ma tendre Slovène » (excipit du roman).
Rédigé par : Yves | 04 février 2006 à 22:14
"En vieillissant, je suis devenue sensible aux signes, ou plutôt à une certaine fatalité. Je tente de déceler dans chaque chose le sens profond qui peut s'y cacher, tout en sachant que le sens n'est pas nécessairement profond." (p.50)
Rédigé par : myriade | 11 février 2006 à 16:24
"Qui a dit que la vie était cruelle et que le ciel au-dessus de nous était vide ?"
Brina Svit, Un coeur de trop, Gallimard, 2006, page 169.
Rédigé par : Yves | 11 février 2006 à 16:45
MESSAGE POUR BRINA SVIT
Bonjour,
Je suis libraire à Paris et j'ai regardé une émission où vous êtes passée le 23 mars. Difficile de vous exprimer ce que j'ai ressenti en vous écoutant. Je voudrais que vous m'aidiez à parler slovène où j'ai beaucoup d'amis (à Lubljana et Osjek en Croatie). Ecrivez-moi un mail s'il vous plaît. Votre sourire est enchanteur, je ne connais pas votre écriture. Demain, j'achète un de vos livres! Mais lequel ? Bonsoir... Christophe
PS Je ne vends que des livres anciens.
Rédigé par : christophe tupin | 23 mars 2006 à 01:54
=> Christophe
Je transmettrai votre courriel à Brina. Un bon conseil toutefois. Précipitez-vous sur son dernier roman (Un coeur de trop) et réservez dans le même temps un billet d'avion "open" pour Buenos Aires. C'est la meilleure façon de vous donner toutes les chances de la rencontrer ou de lui parler. En tout cas, écriture ou tango, dans les deux cas, son talent est redoutable... et ses admirateurs nombreux.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 23 mars 2006 à 02:35