Ph, G.AdC
« NAVIRE NIGHT »
Navire, paquebot immense. Entrelacs labyrinthique d’étages, de filins, de pontons. Superposition de coursives. Odeur nauséabonde du goudron des machines. Bruit sourd des turbines. Panaches de fumées qui s’échappent des grandes cheminées. Mouvance incontrôlable. Sols qui se dérobent.
Elle s’efforce de se maintenir en équilibre, un équilibre incertain et fragile. Elle glisse et, de justesse, se raccroche à la rampe. D’autres lumières croisent dans la nuit. En sens inverse. Chassé-croisé de voix aussi. D’un bâtiment à l’autre, on s’interpelle. Des bras s’agitent au-dessus des rambardes. Des mouchoirs. Les feux des rampes glissent, puis s’éloignent. Chacun regagne son pont, son couloir, sa cabine. La nuit enveloppe de son silence le lourd bâtiment des mers.
Elle circule à peu près librement dans les corridors étroits du troisième pont. De là, elle domine la situation. Elle avise sur son passage, dans des enfilades de compartiments exigus, des femmes accroupies et sans âge, enroulées dans leurs voiles. Des femmes arabes. Semblables à celles qui l’avaient tant impressionnée dans le désert du Sud algérien. Elles camouflent leur œil unique d’un geste discret et se taisent à son approche. Une odeur diffuse et entêtante de henné et de patchouli emplit ses narines. Elle se prend un instant à rêver de l’odeur du désert. Pourquoi ces femmes sont-elles là, dans le roulis des vagues ? Pourquoi ont-elles abandonné dunes et oasis, elle ne comprend pas ! Elle poursuit un peu plus loin l’exploration de ce monde clos et mystérieux.
Elle dégringole les escaliers des différents niveaux, se faufile parmi les groupes de voyageurs, bouscule les passagers dans sa course. Elle ne s’en aperçoit pas, tant la peur qui soudain la taraude grandit en elle. Ils sont là, tous les trois, derrière son dos. Elle sent leur présence insolite. Ne pas se retourner surtout ! Ne pas se laisser surprendre. Échapper à leur regard. Fuir ! Vite ! Très vite. Elle ne peut faire un pas. Elle se fige, clouée sur place. Un instant seulement. Puis retrouve la force de se propulser en avant. Toujours raidie dans son idée de ne pas se laisser reconnaître. En deux coudées, la voilà à nouveau hors de portée. Ils n’ont pas bougé. Elle en a la certitude. C’est inscrit dans sa mémoire. Elle refait surface au deuxième niveau. Puis rejoint le troisième encore. Elle respire. Elle avale à grands traits de grandes bolées d’air marin. Elle se croit sauvée. Pour un temps. Les femmes arabes n’ont pas bougé. Elles sont toujours accroupies dans leurs voiles, dos appuyé aux cloisons inconfortables et froides du navire. Elle admire leurs formes amples, généreuses. Rien n’a changé depuis tout à l’heure. Mêmes visages aux regards de braise qui l’effleurent sans la voir. Mêmes peaux tatouées de triangles et de pointillés. Dont elle ignore tout de la signification.
Soudain un coup de feu lacère ses oreilles. Puis un autre. Derrière elle, une femme se traîne sur les lattes de bois du pont. Humides, salées, graisseuses. Sa mère est là, dans son dos, avachie dans son sang. Elle se penche vers elle sans comprendre. Elle la soulève à bout de bras. Elle la trouve lourde soudain ! Elle ne l’aurait pas imaginée lourde à ce point ! Elle la traîne vers un abri. Une aire de repos. Les femmes s’écartent, libèrent le passage. Elles acceptent de lui céder une paillasse et une couverture. Elles veilleront sur elle pendant son absence. Elles se resserrent. Leur groupe se reconstitue. Protecteur, maternel. Là, elle sera bien. Réconfortée. Elle les remercie d’un geste. Elles lui rendent ce sourire de leur bouche édentée. Elles échangent même quelques caresses de la main. Les leurs sont incrustées de signes dessinés au henné. Les bracelets qu’elles portent au poignet, tintinnabulent dans la nuit. Elle aime ces visages, ces peaux tannées, ces traces de khôl qui soulignent le peu qu’elle entrevoit de leurs yeux. Elle aimerait s’asseoir parmi elles. Elle viendra les rejoindre dans un moment. Elles lui disent que tout ira bien. Qu’elle n’a pas à s’inquiéter.
Confiante, elle regagne en hâte le pont arrière, grouillant de voyageurs. Elle se fraye un passage parmi les femmes. À nouveau, elle se sent vue, épiée. Regards posés sur sa nuque. Qui se déplacent vers ses épaules, enveloppent sa poitrine presque nue. Regards désapprobateurs. Elle se sent mal à l’aise. Effleurée par un souffle proche, retenu mais présent. Elle entame une descente vertigineuse d’une coursive à l’autre. Les couloirs se resserrent. Des portes s’ouvrent au hasard sur son passage puis se ferment. Elle entend sa propre respiration, qui se fait haletante. Elle s’embrouille dans ses gestes. Se trompe d’étage. Une porte s’ouvre. Elle se sent happée, vite, très vite. La porte claque derrière elle. Une silhouette longiligne l’attire à elle. Qui est cet homme ? Son sauveur ? Son bourreau ? Comment le savoir ? Elle ne l’a jamais vu. Il ne ressemble en rien aux autres. C’est probablement un Estonien. C’est à cela qu’elle pense, à cause de ces yeux bleus, si bleus, qui la transpercent de leur transparence ! Et de ses cheveux longs, d’un blond presque blanc. Il a quelque chose de christique. L’ovale du visage masqué par une barbe hirsute, tout en broussailles. Elle a juste le temps de songer qu’il n’est pas vraiment son genre, qu’elle a toujours préféré les Méditerranéens. Leur sensualité, leur beauté farouche. Mais l’étranger est doux, d’une douceur qui se lit dans le regard, et sa peur s’est estompée. Il la fait s’allonger à même le sol. Ses gestes sont rapides, précis. Sans hésitation. En un tournemain, la voilà nue. Très vite, il prend possession de son corps, s’enfonce en elle, loin, si loin. Très vite il est au paroxysme du plaisir. Et elle ? Réticente ? Non. Pas même ! Elle reste en deçà. Il se retire et se redresse. Satisfait, assouvi. Elle, elle aimerait reprendre l’étreinte, l’émouvoir à nouveau. Il résiste à ses caresses. À cet embrasement qui soudain la submerge. Elle trépigne, insatisfaite, au bord de la violence. Elle se saisit de la ceinture du jean. Défait à son tour les boutons de laiton. Elle sent la peau de l’homme, nue sous ses doigts. Elle sent autour de sa taille dure et musclée de fines lanières de cuir plat mais aussi des spirales de fer dont elle éprouve d’une main la résistance, puis la froideur, et les étranges tortillons. L’ensemble dessine un tracé subtil en deçà de la peau. Tracé qu’elle suit à tâtons. Ses doigts s’immobilisent un instant, presque à hauteur du nombril. Elle identifie, à la bifurcation du fer et du cuir, le membre chaud et plein. Tendu contre l’abdomen. Au contact de sa paume, elle le sent qui oscille et gonfle. Elle comprend tout d’elle maintenant. En un instant, elle contraint l’homme à se baisser, à mettre son visage à portée de bouche. Elle hisse vers lui ses épaules, il fléchit jusqu’à elle. Elle s’empale sans hésiter sur la tige flexible. Lance effilée et sûre. Son plaisir monte, arraché à ses entrailles. Vif éclat de verre. Elle ondule en râles sourds. Elle se libère de la chair vive encore, se dégage de l’étreinte, se redresse d’un bond, réajuste les éléments épars de sa tenue. Le rite est accompli. Elle s’esquive tout aussitôt, l’esprit déjà tendu vers d’autres rencontres insolites. Vers d’autres cérémonies. Sordissimes ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Rendez vous à la prochaine escale … _____________________________
Ils ont quitté Gibraltar ce matin, il fait une chaleur insupportable. Lui a repris leur roman, elle, lit à côté sur la couchette les chapitres précédents et corrige des passages entiers. Il vient d'écrire : - Un immense paquebot est à quai, la foule grouille et s'agite comme un troupeau au pied d'une montagne. Le parfum du large se mélange à l'odeur infecte du mazout, le départ approche. Là-haut, sur le pont supérieur, tête nue, il ne sait pas ce qu'il laisse, il a sans doute oublié pourquoi il part, il ne comprend pas quelle histoire le fait se tenir là appuyé au bastingage, à contempler les montagnes et la ville agrippée à la falaise blanche.
Est-ce une femme, une trop grande lassitude ou simplement l'irrésistible appel des confins ? Il ne sait même pas qu'il cherche à reconnaître un visage qui lui parlerait du large. Ce qu'il sait, c'est que tout redeviendra calme, enfin à la nuit tombante lorsque la sirène retentira, lorsque la passerelle se sera relevée et que plus aucune circulation ne sera possible entre la terre et le navire. Seule l'idée que la nuit tombera peu à peu habite ses pensées, il éprouve un sentiment fort, une sorte de vide. Depuis qu'il a tout mis en œuvre pour s'en aller, pour disparaître, il ne vit rien d'autre qu'un certain bonheur du vide, une légèreté inédite.
Il regarde les mouettes et pense à la densité de l'eau sale dans le port, à l'énorme coque métallique dans la mer interrompue par le quai de pierre, à l'ultime tentation de la chaîne d'ancre qui retient le transatlantique blanc.
Le jour décline peu à peu, le ciel rougeoie par capillarité, chaque silhouette, chaque ligne ne noie dans le bleu liquide, lumineux par endroits. L'horizon devient une ligne phosphorescente parcourue de lueurs tristes, le soleil disparaît et les vagues au loin sont des éclats dorés. Il ne réalise le fonctionnement de la machinerie qu'aux vibrations et à la chaleur sous ses semelles de crêpe. Les coups répétés de la sirène le surprennent pourtant comme si on prononçait son nom derrière lui. L'eau se boursoufle entre le quai et la coque dans l'annonce d'un incompréhensible mouvement du bateau, pour gargouiller enfin d'écume étonnamment blanche. Les mains plaquées sur le bastingage poisseux, sans déplacer ses pieds, il avance son bassin contre les montants métalliques du garde-corps, renverse la tête sur ses épaules, reste ainsi immobile à entendre les cris des mouettes grises. Sa gorge se serre et dans sa poitrine silencieuse l'appel des oiseaux résonne encore plus fort que dans l'immensité du ciel au-dessus. Avec précaution, il se redresse et se cambre même jusqu'à s'accouder en collant son menton contre sa poitrine, il regarde ses chaussures en toile bicolore. Le vertige est immense, il éprouve une nécessité, une urgence même à se rassembler. Il s'accroupit enfin et entoure ses jambes repliées de ses bras fort serrés, il se balance doucement pour éclater en sanglots mais c'est un fou rire qui se déploie et qui se perd dans le lointain comme le littoral qui s'éloigne maintenant. –
Il s'arrête d'écrire pour boire une gorgée de thé glacé. Par le hublot, il ne voit qu'une vaste surface bleue encre, presque noire, et la ligne de l'horizon disparaître parfois, les glaçons cognent contre le verre. Il poursuit : - l'air fraîchissant, la force des choses, tout le ramène peu à peu à l'invraisemblance d'être là. Que fait-il accroupi sur ce pont désert riant avec les mouettes ? Il sait qu'il aime les situations sans qualificatif et qu'il serait mieux à déambuler sur le tapis du bar cherchant des cigarettes et un alcool fort. Le bar est encore vide, peut-être qu'il vient simplement de se vider. Le temps continue sa course sans avertir. Il avance dans la pénombre et se rapproche d'un pas élégant vers le bar.-
Il pose son stylo, s'allume une cigarette et dit : – Ca y est, ça m'échappe de nouveau, ce personnage en costume de lin blanc made in Lahore ne me dit rien qui vaille, il ne m'inspire pas confiance, il me trompe… - Elle, lève les yeux des feuilles dactylographiées et répond : – Peut-être que sur ce bateau qui grouille de monde, il trouvera bien un moyen de s'esquiver de tout sans pour autant s'opposer à personne, qui sait ? Mais ne t'arrête pas… -
Ils écrivent leur histoire sur un paquebot. Ils sont partis en croisière pour écrire cette histoire qu'ils ne parvenaient pas à écrire à terre. Ils ont déjà posté les deux premiers chapitres pour l'éditeur, mais il ne les recevra que la semaine prochaine à la prochaine escale. Elle, est allée voir le préposé de bord pour qu'il lui restitue le paquet, elle veut modifier quelques passages. Mais étrangement il a disparu. Elle réprimande le préposé, ensemble ils cherchent et retrouvent enfin l'enveloppe de kraft brun. Elle a été ouverte, elle relit les premières pages et ne reconnaît rien.
Elle ne sait que faire et demeure immobile devant le préposé interloqué par cette substitution. Lui, dans la cabine s'est endormi.
La houle est effroyable.
Extrait du - Journal d’un piètre séducteur - , auteur inconnu ….
Grazie
Amicizia
Guidu _________________
Rédigé par : Guidu | 14 mars 2005 à 11:59
On imagine cela : la respiration du navire n'a que faire de ses passagers. Surtout la nuit quand le sommeil a repris la horde des rêveurs en otage. Non loin de veilleurs insomniaques, les hommes de quart laissent les lumières allumées. Ils n'ont guère le choix, le travail de la mer ne connaît pas de trêve au large. Il y a, on l'a su, une femme fébrile quelque part embusquée dans le ventre du molosse. Il y a, on le voit, un homme en rupture de certitudes, un homme en cheville avec les mouettes qui recherche un visage nouveau dans la protestation des étoiles. On ne comprend pas cette histoire qui semble mélanger les destins comme un jeu de mikado qui s'éparpille. On regarde, on écoute et l'on sent sourdre une version inédite du voyage. La destination est connue, probablement insulaire, mais l'on ignore qui suit qui, qui désire qui et quoi, qui séduit, qui est séduit. Le Navire Night ressemble à la lune gibbeuse... Il enfante des fantasmes dont il accouche à quai certains petits matins.
M.P.
Rédigé par : M.P. | 15 mars 2005 à 22:09
"Les destins comme un jeu de mikado"? Voyons Marie Pool ! N'est-ce pas plutôt:
EN LISANT SUR LES LEVRES_____________
Le regard sur la page, mais pas un œil dans la tombe ! Un train sans locomotive qui dévalerait les montagnes ? Pourquoi faut-il tant de détournements pour regarder au loin le soleil effacer l'horizon ? S'ils sont deux, lequel souligne l'autre ? L'un barre et c'est le trait, l'autre efface et c'est la gomme. S'ils sont deux de concert, c'est pour un concerto, mais ils sont trois, l'un, l'une, et la parole, son rôle, s'interposer, plonger dans l'abîme sous l'horizon comme le soleil. La ligne devient courbe, le disque hémisphère. Alors, quand la lumière décline, qu'il faut cependant faire le jour sur les planches et laisser la nuit sur les chaises, le murmure s'amplifie, le voici caresse.
C'est toujours de la sorte que se manifestent les balbutiements qui se dessinent sur les lèvres des voyants.
Amicizia
Guidu __________________
Rédigé par : Guidu | 18 mars 2005 à 08:20
L'une parle de lune, l'autre parle de soleil, le troisième ou la troisième parle d'air et de désir, les non-voyants sont partout puisqu'il n'est question que de rivages intérieurs transposés dans la réalité extérieure... comme si... tout était si simple : les ombres avec les ombres, la lumière avec la lumière... Voire... Les destins comme des baguettes de mikado sont les métaphores d'une loi du hasard - apparaissant telle - "Voyons, Guidu !"... Mais il n'y a rien à voir justement ! Juste à sentir la guidance des mots et des images comme dans un kaléidoscope improvisé, individuel même s’il est parfois partagé. Le moindre geste intempestif peut modifier la donne... "Le Navire Night" est un ventre coloré et compliqué. On pourrait passer nos vies entières à le commenter... Mais à quoi bon ? Ou... Pourquoi pas ? La réponse diffère et interfère selon la vitesse des sens et la fantaisie des passagers. Le Navire Night, c'est le Titanic ou l'Arche de Noé, ce peut être aussi la belle planche de salut... et bien d'autres embarcations plus rieuses aussi... Il ne faut pas avoir peur des dérives, elles ne sont pas toutes mortelles ou mortifères. L'imaginaire est le compagnon indispensable du désir itinérant. Il n'y a pas lieu d'établir des hiérarchies entre les désirs, tous ont leur légitimité, leur trajectoire, et leurs impasses. La découpe que nous faisons dans l'horizon nous ressemble. Détourner la tête pour changer d'angle de vision reste pour moi un mouvement très naturel et l'écriture en atteste la trace mnésique. Seuls les mots supportent l’insupporté ordinaire.
Rédigé par : M.P. | 18 mars 2005 à 08:55