suivi de H.C, S.H, Lettres, Galilée, 2005.
Hélène Cixous Image, G.AdC LE-TABLIER-MÉMOIRE-DE-LA-MÈRE « Ce petit livre est un traité, traité d’alliance entre peinture et littérature, entre écritures, entre gardiens de tabliers maternels. » (Hélène Cixous). Un traité complexe, composé du « prière d’insérer » rédigé par Hélène Cixous, d’une divagation magique du même auteur au sujet de Peinture, Écriture rose, œuvre majeure de Simon Hantaï, suivie d’un échange de dix lettres. Des « Lettres » entre les deux amis : Hélène et Simon. Des photos de Hantaï enfant, de sa mère Anna (d’où le titre du recueil : Annagrammes) et de son tablier. Une somme ce petit traité, qui diversifie les éclairages sur Le Tablier de Simon Hantaï ainsi que sur son « gardien », le peintre lui-même. Le tout nourri de multiples références. À Proust, à Celan, à Rimbaud, à Nerval, à Rilke, à Hegel. Et à la Bible. Qui sont, selon Cixous, autant de portes de « corne et d’ivoire » qu’il faut franchir pour espérer entrevoir l’œuvre. Une lecture initiatique. Un parcours qui ne se peut faire sans patience, qui ne se peut faire en brûlant les étapes. Peint en 1958-1959, Peinture, Écriture rose pourrait être défini comme une peinture-somme. Qui trouve ses racines dans le tablier maternel dont les pliures ont été réalisées en 1970. Peinture, Écriture rose , Simon Hantaï a consacré une année entière à « ça » ! À ce tableau aux mesures précises (329,5 cm x 424,5 cm). Voilà qui cadre le propos. Un tableau qui raconte en filigrane les origines hongroises, la judaïté, l’Étoile de David, le « passage », tous les passages. Un tableau autobiographique, alors, un autoportrait ? Peut-être, mais pas seulement ! Car selon Hélène Cixous, il y a dans cette œuvre « transfiguration ». Parler de ce tableau est un exercice difficile et parler de l’écriture de Cixous pour tenter de « dire » ce tableau l’est tout autant. À croire que les deux amis-passeurs se sont donné le mot pour égarer lecteur et spectateur ou les deux, dans leur tentative d’appréhension du texte et de la toile. Toutes deux également improbables… impensables. Il ne reste plus alors, à celui qui se lance dans cette double aventure, assez périlleuse, qu’à se raccrocher aux mots qui parlent de la couleur des encres, encres vert-violine-noir-rouge. Ou encore à s’appuyer sur des indices informatifs tels que celui-ci : Peinture, Écriture rose est exposé à Beaubourg et occupe à lui seul tout un pan de mur. Ce qui permet au lecteur profane ou au simple amateur de commenter l’œuvre sans prendre de grands risques. Si le tableau est placé au fond d’une salle, c’est pour permettre à son contemplateur de mieux le voir, le voir avec la distance nécessaire. C’est aussi pour mieux le traverser, ce tableau-année-énigme. Dont Hantaï déclare ne pas savoir lui-même ce qu’il est vraiment. Ni d’ailleurs ce qu’est la peinture. Pour Hélène Cixous, la découverte de ce tableau relève d’une expérience personnelle profonde, une expérience mystique. L’écrivain associe cette œuvre aux textes bibliques fondateurs, à l’expérience de l’errance hébraïque de Jacob menant sa caravane toujours croissante en richesse et en troupeaux à la rencontre d’Esaü (le frère jumeau préféré de Rébecca mais non point d’Isaac, son père. [Là, c’est moi qui rajoute ces addenda !]) Mais cette interprétation-là n’est pas la seule. En effet, pour Hélène Cixous, tout est signe dans ce tableau et tout fait sens. Un « pâté d’encre » devient l’œil crevé d’Œdipe contraint de voir ce qu’il voulait absolument se cacher à lui-même. Interprétation que le peintre reprend à son compte pour dire que selon lui ce « pâté d’encre » est la larme éternellement présente, le « crachat » lancé sur le manteau de la Vierge ou encore le trou forgé par l’encrier de la révolte de Luther. Un tableau crypté, dans lequel il faut circuler par strates référentielles : mythologiques, religieuses, historiques, sociologiques et familiales. Pour tenter d’en approcher le mystère ! Un tableau pour lequel il faut prier chaque jour de l’année afin que ce qui n’existe pas, les dieux par exemple, finissent par exister. Ainsi de la couleur rose du tableau qui ne contient aucunement cette couleur mais l’exprime pourtant. Et finit par exister réellement. Le rose absent de la palette du peintre comme couleur dominante du tableau ! Mystère de la peinture qui se situe au-delà de toute définition, ne se laisse appréhender dans aucune. Le tableau de Hantaï se situe avant le temps des origines, un temps d’avant le temps des commencements. Un tableau paradoxalement ancré dans le temps. Puisque selon Hantaï, il s’agit d’un « tableau liturgique » situé entre un temps de l’Avent et le temps de l’Avent de l’année suivante. Et si Hélène Cixous, dans son dialogue avec son ami, demande au peintre « pourquoi ? », le peintre répond qu’il n’y a pas de pourquoi ! Selon le peintre, suivre l’année liturgique impose le choix des couleurs. Noir rouge violet vert. Ce choix lui permet d’orienter sa pensée entre poésie et philosophie, d’établir des passerelles entre Hölderlin et Hegel, jusqu’à ce que les deux mondes fusionnent dans un mariage parfaitement harmonieux. « Il n’y a pas de philosophie sans peinture, » dit assez paradoxalement le peintre. Et l’écrivain de noter cet étrange phénomène ! « Hegel noir, Hölderlin rouge, Loyola violet, Goethe vert ». Les quatre couleurs de l’année liturgique. La peinture est ici conçue comme exercice spirituel. Exercice spirituel qui facilite le passage d’un monde à un autre, de la pénombre à la lumière. Une lumière ignacienne qui permet à la peinture d’assumer totalement son rôle de « passeur ». Un rôle fondamentalement religieux donc ! (cf. l’étymologie du mot religion, du latin « religere »= relier) Mais la réponse à Peinture, Écriture rose se trouve peut-être au-delà encore, dans les pans du tablier de la mère. Et dans la peinture pliée appelée Le Tablier par Hélène Cixous. Une toile démultipliée, faite de plis, de replis, de plissés-déplissés. « Un tablier-temps » composé de rectangles d’un noir profond, mais pas tout à fait noir, indigo plus exactement. Métonymie picturale du tablier maternel. Un bel hommage de Simon Hantaï que ce tableau-mémoire-de-la-mère ! Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
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■ Hélène Cixous sur Terres de femmes ▼ → Hélène Cixous, Ève s'évade (note de lecture publiée dans la revue Europe) → Petites érinyes de la conscience (note de lecture sur La Mort du Loup) → « Mes êtres d’incandescence » (un extrait de La Mort du Loup) → 5 juin 1937 | Naissance d’Hélène Cixous → 26 février 1976 | Hélène Cixous, Portrait de Dora → Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive (lecture d’Isabelle Lévesque) ■ Voir aussi ▼ → le site Hélène Cixous (en anglais) de la Stanford University → les portraits d'Hélène Cixous sur le site d'Olivier Roller |
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Chère Angèle, dans votre texte j’ai noté :
" [Hantaï déclare ne pas savoir lui-même ce qu’il (le tableau) est vraiment. Ni d’ailleurs ce qu’est la peinture. ]" Plus loin : " [Hélène Cixous, dans son dialogue avec son ami, demande au peintre « pourquoi ? », le peintre répond qu’il n’y a pas de pourquoi ! ]"
Merci de scruter ainsi les fables, les formes, les figures, les expressions, les imaginaires …
Que les énergies produites soient futiles ou réfléchies, pérennes ou éphémères, quelles soient propres à une individualité ou plus largement partagées, il y est toujours question des êtres et de leur lieu. C’est ainsi que je vois vos Terres de Femmes J’y suis heureux !
Amicizia
Guidu ____
Rédigé par : Guidu | 04 décembre 2006 à 11:07
Cavaliere, merci à vous. Grâce à votre attention et à votre vigilance, je revisite mes propres terres et mes textes anciens... et parfois oubliés. Vous les ramenez sans cesse à ma mémoire. Comme vous me connaissez bien, vous qui savez que la mémoire me fait défaut ! Ainsi vous savez aussi que tout est toujours continuellement nouveau pour moi, tout est perpétuelle redécouverte, source inépuisable d'étonnement et de plaisir !
Rédigé par : Angèle Paoli | 05 décembre 2006 à 15:35