(hommage à Hélène Cixous)
CÉRÉMONIE PANIQUE
Elle est là. Devant ses étudiants. Avec eux enfermée. C’est pourtant jour de congé. Mais aussi de dissertation. Tous préparent leur copie. Sans enthousiasme. Sans conviction. Ils se mettent au travail. Durement. Docilement. Une intrusion les tire de leur première réflexion. Un appariteur entre, qui vient faire la distribution des travaux supplémentaires destinés aux dissidents. Il assène à chacun sourire moqueur au coin des lèvres, et un petit commentaire. Sibyllin et pervers.
Durement, docilement, tête penchée sur les copies, « les yeux assis dessus leur livre », ils reprennent leur travail. Mais leur âme n’est pas ici. Elle les observe, pensive. Ils se ressemblent tous. Pareillement interchangeables. Elle se dit, à les considérer ainsi, qu’ils ne sont pas nés du plaisir. Mais du labeur de la vie des couples. Et de la « rhinocérite » à laquelle nul n’échappe. Pas même elle.
Dans les couloirs jusqu’alors silencieux gronde soudain et s’enfle un mouvement de houle. Un brouhaha grandit, qui envahit l’espace emmuré des salles glauques. L’ardeur de la houle se fait plus mouvante. Les portes enfoncées claquent contre les parois ébranlées et branlantes. La masse indistincte s’engouffre dans la salle. Elle tente d’endiguer la meute hurlante. Des groupuscules se forment, qu’elle renonce à maîtriser. Des masques grimaçants accaparent les plus jeunes. Déferlent dans des fous rires qui gagnent progressivement les plus indécis. Certains, juchés sur des échasses, enjoignent les hésitants et les timides à se joindre à leur fête. Des plateaux circulent. Avec canistrelli et muscat du Cap. Chacun à tour de rôle se lance dans le récit d’une histoire, improvise un jeu de rôles. Le carnaval s’enhardit et fuse comme un feu de poudre. Elle se joint à ces jeunes faunes débridés qui sortent de leur réserve. Et se livrent. D’un seul tenant. Ils sont ravis de l’aisance qu’elle prend à leurs débordements. Ils se lancent des répliques à l’emporte-pièce. Elle répond en écho à leur invite. Elle se joint à leur « carmaniole ». Elle entonne avec eux un hymne martial en brandissant une pique au bout de laquelle se balance une tête.
L’heure est à la révolution. Une révolution orgiaque, fellinienne, à la Satyricon. Elle le comprend maintenant. Hissée sur de puissantes épaules de mâles, elle reconnaît les visages collés sous les grotesques peaux de latex. Chaque groupe invente de nouvelles facéties. Elle est secouée par les rires de ces mouvantes montures. Qui se renvoient comme une balle son corps de poupée amolli. Elle rit de l’abandon qui la livre. Elle rit de la vivacité de leurs éclats. De leur ivresse grandissante à la voir se donner à leurs jeux. Des jeux dionysiaques. Qui prennent peu à peu la forme d’un érotisme sauvage, primitif, animal. Un visage s’approche du sien, qui s’empare de sa bouche et mêle sa langue à la sienne. Une vague de salive à la myrte s’engouffre dans sa gorge. Elle suffoque sous ce baiser qui la fouaille jusqu’aux viscères. S’immisce jusques en son « lointain intérieur ». Elle est portée de corps en corps. Soulevée et hissée. Elle se déplace dans les airs, véhiculée par les bras qui l’enserrent. Et la dévissent. Les jeunes mâles en rut arborent avec audace leur phalle dressé. Dont elle effleure au passage la luminescente turgescence. Elle empoigne, dans ce ciel renversé, une bouteille vide qu’elle brandit comme un olisbos cultuel. Sa jupe courte découvre ses cuisses. Nues. Les mâles ithyphalliques l’empoignent et l’emportent. Pour la préserver d’un dévoilement trop hâtif.
Tandis qu’un masque mortuaire tente de se frayer un passage en elle, un groupe la frôle, qui hisse à bout de bras une litière. Allongé à la romaine, Napoléon couronné de lauriers l’arrache aux bras du puissant prédateur. Á la volée, elle gagne la couche nuptiale, toujours arborant triomphalement sa bouteille-phalle dressée à bout portant. Drapé dans son impérialité, l’amant au teint mat la pique du dard démultiplié de ses abeilles bleues. Elle lui crie son amour. Un amour insondable. Le vin des îles coule à flots. Qui la macule de son sang. Les ondulations amples se font profondes. Elle aime « cette épine à sa chair » qui lui arrache des cris de gorge. Creuse ses reins de méduse géante. Le plaisir fuse, qui broie le couple impérial dans un orgasme tellurique. Á l’entour de la litière, les mâles miment en hurlant et en rythmant de leurs sabots les saccades entre la belle et son amant. L’immense orgie déploie son enceinte qui tangue. Et branle la litière par vagues successives. La belle s’arrime à son plaisir. Plaisir démultiplié d’être investie par tant de voix. Harnachée par tant de corps. Plongée dans sa folie provocatrice, elle se livre, impudique meretrix, aux assauts de son prince insulaire.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Votre texte est superbe. Cette progression de cette apathie, de cette absence de mouvement, à la débauche de bruit et de fureur, de passion. Renversement des jeux et de la furie des bacchantes pour une communion brûlante.
Magnifique. Bravo.
J'aime beaucoup cette phrase : "Elle les observe, pensive. Ils se ressemblent tous. Pareillement interchangeables. Elle se dit, à les considérer ainsi, qu’ils ne sont pas nés du plaisir. Mais du labeur de la vie des couples. Et de la « rhinocérite » à laquelle nul n’échappe. Pas même elle."
Rédigé par : Hecate | 01 mars 2005 à 14:59
INVITATION A LA DERAISON __________
Je suis un fou d’images, qui passe l’essentiel de sa vie à voir, à tenter d’exhiber ce qu’il voit. Mais à la lecture de ce texte, je sais maintenant que je peux devenir non-voyant ! (Oui, Sainte Lucie est la patronne de mon village… et j’ai vu ce film poignant Ray Charles)…
Angèle Paoli, vous êtes mon regard et je n’ai plus besoin dorénavant de voir avec mes yeux. C’est par vos mots que mon âme voit désormais... Ce que vous dites Angèle est aussi manifeste que ce que montraient Paolo Uccello, Jérôme Bosch, Francisco Goya !
Que vais-je montrer désormais ?
Vos mots sont bien plus que des photos en noir et blanc qui suggèreraient par l’absence, par l’effet du manque. Ils m’ont permis d’inventer silencieusement des formes et des couleurs inédites. Je les conserve égoïstement par-devers moi. Je veux dire que je ne sais pas si je peux vraiment parvenir à illustrer ce texte !
L’onirisme figuré de Salvador Dali était détestable car il imposait des visions stéréotypées, les vôtres sont un don, une invitation à la déraison, une prodigalité, une fête somptuaire. Dire, c’est bien mieux que montrer, c’est faire un présent au lecteur, c’est lui offrir le meilleur de soi-même, de lui-même.
Mais qu’est ce donc qui vous pousse à faire cela ?
Merci pour ce cadeau, qu’égoïstement je prends pour moi seul.
Voici le mien en retour, chère Mona Lisa for ever !
Amicizia
Guidu ________
Rédigé par : Guidu | 02 décembre 2005 à 10:46