![]() Croisé à genoux en armure. Psautier de Westminster (vers 1250). British Library, Londres. Une vague de publications, de films et de festivals sur la période médiévale submerge actuellement l’Europe. Cette réhabilitation de temps tenus encore récemment pour gothiques, et donc barbares, ne répond-elle qu’à un souci de clairvoyance historique ? Qu’est-ce qui, à l’aube du XXIe siècle, explique « ce retour en force du refoulé médiéval » sur la scène culturelle ? Jusqu’à des temps étonnamment proches, parler de Moyen Âge n’était qu’une façon détournée – imagée ou métaphorique – d’évoquer diverses formes d’obscurantisme. Par opposition aux modèles antiques et à l’harmonieuse lumière de l’environnement platonicien ou épicurien. Par opposition aussi aux temps de la Renaissance. NI FIN NI MESURE Ces mots de « Moyen Âge » étaient aussi évocateurs de chaos et de barbarie. Pêle-mêle s’y mêlaient les sanglantes conquêtes des Croisades (sac par les armées franques de la Jérusalem céleste), les bûchers de l’Inquisition ou encore ces fléaux qu’étaient les guerres féodales, flanquées de leurs funèbres et impitoyables félons. Qui avaient pour noms famines et épidémies. Butins et disette. « Il y avait tant de morts qu’on n’en pouvait trouver ni fin ni mesure » (Geoffroi de Villehardouin, Conquête de Constantinople, vers 1212). Cette représentation fantasmatique d’un monde à la fois crépusculaire et hors-la-loi a pris peu à peu racine dans l’imaginaire et dans l’inconscient des peuples. Aujourd’hui encore, nombre de stéréotypes véhiculés par le langage courant continuent d’alimenter cette vision d’apocalypse. Pour qualifier un acte ou un événement d’une indicible et intolérable barbarie, n’est-il pas coutumier de déplorer « un retour au Moyen Âge » ? Clichés contre lesquels la plupart des grands médiévistes (de Georges Duby à Michel Zinc en passant par Philippe Wolff) se sont insurgés de manière solidement argumentée. Cette perception trouble s’explique en partie par une approximation de repères chronologiques. C’est que les historiens ne sont jamais parvenus à s’entendre pour délimiter précisément la période que recouvre le Moyen Âge. Même si la plupart s’accordent, à quelques ajustements près, à le faire durer mille ans : de la chute de l’Empire romain (476) à la prise de Constantinople par les Turcs (1453), ou encore à la découverte des Amériques par Christophe Colomb (1492). UN TERREAU FERTILE POUR LES MYTHES ET LA PHILOSOPHIE C’est pourtant dans les quatre derniers siècles de la période médiévale que l’Occident a vu surgir sur son sol, dès le XIe siècle, ses plus sublimes joyaux : les cathédrales. C’est bien à partir de ce même siècle que sont nés les chansons de geste (Chanson de Roland) et les premiers romans de chevalerie (Lancelot ou le Chevalier à la charrette et Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes) ; qu’ont été magnifiés Arthur et Merlin, héros indissociablement gémellaires dans leur quête éperdue du Saint Graal, la coupe dans laquelle Joseph d’Arimathie avait recueilli le sang du Christ ; c’est bien dans la première moitié du XIIe siècle qu’apparaît sur la scène littéraire le mythe de Tristan, qui, aux côtés d’Yseut, incarne un couple aussi indéfectible que celui d’Héloïse et de l’hérétique Abélard. C’est bien au XIIIe siècle que triomphe le prince de la philosophie scolastique, Thomas d’Aquin. Les médiévistes s’étaient pourtant escrimé à jeter à la trappe les charrettes d’ignominie qui noircissaient notre vision de l’époque (ignominies dont Régine Pernoud a fait l’inventaire dans Pour en finir avec le Moyen Âge [1977], un ouvrage qui fait date dans l’historiographie médiévale). Plus d’un historien était monté à la tribune pour faire le panégyrique d’un patrimoine occulté, voire enfoui, par le soc de l’histoire et de ses remblais Rien n’y faisait. Aucun discours n’était parvenu à infléchir les mentalités. NAISSANCE DU ROMAN POLICIER MEDIEVAL Rien n’aurait peut-être véritablement changé sans l’engouement pour le Moyen Âge qui a pris naissance et trouvé son essor sur les terres d’Angleterre. Regain si puissant et novateur qu’il contribua à l’émergence de nouveaux genres littéraires et cinématographiques. Parmi lesquels le roman policier médiéval, dont la paternité revient à la romancière britannique Edith Pargeter (1913-1995). Et à sa trilogie la Pierre de vie, le Rameau vert et la Graine écarlate. Mais c’est avec la mise au monde du premier-né de la chronique médiévale du frère Cadfael, Trafic de reliques, en 1977, qu’Edith Pargeter, alias Ellis Peters (l’un de ses noms de plume), franchit les frontières de la renommée. Moine gallois de l’abbaye de Shrewsbury et herboriste à ses heures, le frère Cadfael est aussi un finaud limier dont le flair n’a rien à envier à celui des détectives des grands thrillers. Si ce n’est que l’action du roman transporte le lecteur dans l’Angleterre féodale du XIIe siècle. Ellis Peters a eu depuis plus d’un émule talentueux, dont Paul C. Doherty, le père de l’enquêteur Hugh Corbett. Mais c’est avec la publication italienne, en 1980, du best-seller le Nom de la rose, que le sémillant sémiologue bolonais Umberto Eco a apporté un sang littéraire radicalement neuf au roman policier anglo-saxon, tenu jusqu’alors dans les pays latins, dont la France, pour un genre mineur. L’érudition incontestable et l’autorité incontestée de son auteur ainsi que les références aristotéliciennes de ce monument de la littérature théologico-policière animent l’ouvrage de ce supplément d’âme philosophique qui en transcende la lettre et l’esprit. Pour autant, le lecteur y retrouve à tout moment les conventions du genre. En France a désormais fleuri une littérature policière de même inspiration qui contribue au succès de la collection « Grands Détectives » des Éditions 10/18. En témoignent les Aventures d’Artem (au cœur de la Russie du XIe siècle) de l’auteure franco-russe Elena Arseneva ou les enquêtes d'Erwin le Saxon de Marc Paillet. DU SEIGNEUR DES ANNEAUX AU PSEUDO-MEDIEVAL C’est encore à l’Angleterre que l’on doit l’émergence du roman médiéval fantastique. Le gourou en la matière est Tolkien, un philologue britannique qui est aussi le créateur de l’heroic fantasy, épopée moyenâgeuse où le héros solitaire se voit confronté à toute une série d’épreuves qui ont valeur d’initiation. La trilogie du Seigneur des anneaux en est l’avatar le plus abouti. Si le récit regorge de créatures fantasmagoriques — lutins, phénix, elfes et dragons —, conformément aux lois du genre, l’univers éclaté des héros de la « Terre du milieu » est le reflet fidèle des structures politiques du monde féodal. C’est bien l’Angleterre du VIIIe siècle et ses dialectes oubliés que fait revivre cette saga. La trilogie, récemment portée à l’écran par le metteur en scène américain Peter Jackson (la Communauté de l’anneau, les Deux Tours, le Retour du roi), a remporté le franc succès que l’on sait. Profitons-en pour souligner que c’est au croisement de l’heroic fantasy et de la science-fiction qu’est également né un genre en vogue, le « médiévofuturisme ». Prenant appui sur une conception cyclique du temps, celui-ci associe et brouille avec habileté passé et futur. À la manière des jeux de rôle consacrés à la période médiévale, dont les héros s’apparentent à des archétypes, à des figures universelles. Miles Christi, créé en 1995 par Benoît Clerc, Arnaud Bailly et Thibaud Béghin, en est un bel exemple. Cependant, excepté Tolkien ou Paul C. Doherty (professeur d’histoire médiévale), la production fictionnelle policière ou fantastique est loin d’avoir les mêmes prétentions d’historicité. Elle est donc loin de présenter les mêmes garanties. En réalité, ces nouveaux genres, s’ils contribuent à revisiter une époque méconnue, font surtout émerger un « pseudo-médiéval » qui n’a pas l’adoubement des experts patentés. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les deux tomes du Dictionnaire du Moyen Âge de Jean Favier ou le docte Dictionnaire du Moyen Âge de Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink (PUF) où ne figurent aucune entrée ni occurrence de termes tels que « médiévofuturisme » ou « heroic fantasy » ! LE DIABLE ET LE BON DIEU Face au foisonnement de cette littérature, magnifiée par le cinéma, et à son succès, une question s’impose : qu’est-ce qui, à l’aube de ce XXIe siècle, explique le retour en force du médiéval sur la scène culturelle européenne ? Faut-il y voir comme d’aucuns une contre-culture cherchant à compenser l’hégémonie de productions américanisées ou un moyen d’exorciser la peur suscitée par l’arrivée, à nos frontières, d’autres influences ? Ce médiéval pourrait-il être le porte-flambeau de valeurs occidentales idéalisées ? Le succès de plus en plus populaire de manifestations comme, par exemple, (en mai) le Mois médiéval de Champagne-Ardenne, ─ organisé en collaboration avec le très docte Centre d'études médiévales créé en 1996 ─, ne peut-il être interprété comme un rempart idéologique et un exorcisme (au nom de la chrétienté médiévale et de l’orthodoxie qui la sous-tend) contre la montée de certaines barbaries fortement diabolisées et dites incapables du moindre raffinement ? Si l’on s’en tient à la célèbre formule du psychanalyste Daniel Sibony, « plus on refoule l’idée de la mort et plus elle revient nous hanter, sous d’autres formes », la résurrection d’un Moyen Âge fortement idéalisé ne serait-elle pas l’une des réponses manichéennes possibles à cette hantise ? Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Regards croisés d'une femme (à propos des Chevaliers du Royaume de David Camus). |
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Et avec ceci, il y a des façons de vivre, des associations et institutions qui durent depuis le Moyen Âge sans solution de continuité et indépendamment des modes intellectuelles. Que dire, par exemple, de ces Compagnons du Tour de France qui ont pignon sur rue derrière l’Hôtel de Ville et aux pieds de Saint-Gervais, à Paris, comme dans nombre d’autres villes en France ? Constructeurs des cathédrales au douzième siècle, ils sont toujours l’aristocratie de l’artisanat en France et on les demande à l’étranger, par exemple en Angleterre : une continuité dans la formation du maître et de l’élève a garanti la perpétuation de cette institution singulière. Ainsi des universités, des villes, et des commerces reliant Lyon à Milan ou Anvers à Hambourg…
Rédigé par : JC-Milan | 06 mars 2005 à 15:10